Suicide : Suicide (premier album) – Pedro Peñas y ROBLES

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Suicide : Suicide (premier album) – Pedro Peñas y ROBLES
(Discogonie/Densité 2024)

Installées à Rouen, les éditions Discogonie/Densité sont les heureux possesseurs d’un magnifique catalogue de trente parutions qui s’étoffe d’année en année et fouille avec bonheur dans les archives de la musique aussi bien anglo-américaine que française avec pour devise passionnée et passionnante qu’un « microsillon est le récit sonore du commencement d’un monde propre au groupe de musiciens qui l’a gravé ». Beau programme en effet.

Fidèles à cet objectif simple mais engagé, ces éditeurs curieux et inlassables publient des inédits d’auteurs souvent reconnus dans le milieu de la critique musicale, le tout composant une anthologie de très bon goût, une sorte de série d’études fouillées et innovantes sur un disque qui a marqué à chaque fois l’histoire de la musique (plutôt dans le patrimoine des seventies) comme une reconnaissance à postériori, ou de son artiste et qui est passé parfois sous les radars du succès à l’époque où il a été publié ou a été un peu oublié depuis.

Cette fois-ci pour leur numéro 28, l’auteur Pedro Peñas Y ROBLES (déjà responsable d’un Dictionnaire passionné de la New Wave [2022] et de Nick Cave : Paroles de fans (2019) et de Joy Division : Paroles de fans [2018] chez Camion Blanc) s’attaque au premier album éponyme du groupe SUICIDE (Alan VEGA – Martin REV), sorti le 28 décembre 1977 aux États-Unis sur le label Red Star, un peu plus tard dans le reste du monde (en France chez Celluloid marque de goût également à l’époque).

Ce duo emblématique de New York des années 1970 à 1977, emblématique mais pourtant très marginal, naissant à la fin des années 1960, a une histoire curieuse avant d’enregistrer cet album : arrivant sans jamais décoller au début de la vague STOOGES/post-VELVET, ratant le succès des groupes new yorkais un peu no wave/trash et superficiels, et rattrapé par la vague pré-punk jusqu’au début des années 1977-79, années de bouillonnement tous azimuts, lorsque la côte Ouest des États-Unis semblait définitivement perdue pour les « jeunes gens modernes » de la côte Est, décidés fermement à reprendre les flambeaux ternes de leurs ainés désormais bien fatigués.

Il est à remarquer que cette vague East américaine a été titillée ou réveillée par deux importants « découvreurs » ou plutôt dénicheurs patentés, exilés anglais (Brian ENO  et John CALE) avec, admettons-le, un peu de Lou REED en arrière-plan (son album dispensable Metal Machine Music sorti en juillet 1975) et quelques allers et retours avec la scène minimaliste expérimentale élargie (Philip GLASS jusqu’à Arthur RUSSELL autour des studios downtown New York tels que la Kitchen et le Mercer Arts Center, (ça allait des MODERN LOVERS jusqu’à Richard HELL du groupe DNA d’Arto LINDSAY entre autres jusqu’au rock très underground de l’époque).

Revenons à Discogonie/SUICIDE : après une longue introduction de fan transi avec Marc HURTADO à la rescousse, l’auteur se défausse un peu en annonçant que « tout a été quasiment dit sur l’album de SUICIDE », et donc qu’il va se rattraper en nous promettant qu’il va se pencher avec précision sur le processus d’enregistrement ainsi que le contexte culturel du New York des années 1970. Ok, on souscrit, mais on espère que tout ça ne va pas être une malheureuse et intempestive accumulation de poncifs comme : « l’album précurseur et fondateur ou post moderne, issu du rock sale et de la dureté ou la décrépitude urbaine », on en passe, car on est clément et indulgent pour l’écriture rock pas toujours facile à exprimer l’élan et la joie du partage face à des rondelles de vinyle parfois mystérieuses !

Vient ensuite un historique de la formation : les années d’apprentissage du duo depuis la fin des années 1960, les galères et les faux espoirs des débuts des seventies jusqu’à la sortie de l’album (mai 1977), qui sera pourtant bien démoli par toute la presse (enfin, celle qui daignera en parler) sauf par le fanzine Atem en France en 1979 (compte rendu de l’album et du concert à Metz avec envoi de chaises sur scène et l’Olympia backstage) et Lester BANGS qui titrera malicieusement sa chronique The Joy of Suicide, citant Iggy POP, ENO, KRAFTWERK et bien entendu le VELVET (mais hors concours puisqu’à l’époque ce dernier avait cessé d’exister depuis longtemps). Album jalon, donc et album maudit dont la consécration lente va se mettre e marche.

L’auteur entre dans le vif du sujet après ces (trop) longs préliminaires (la critique est facile, direz-vous), mais ce décollage pas immédiat vaut la peine de l’attente. On passe en revue le producteur Marty THAU (celui des NEW YORK DOLLS, ensuite de Richard HELL sur son label) ainsi que Craig LEON (producteur des RAMONES) qui se partagent anecdotes et réflexions sur cet « ovni musical ». La conclusion étant empruntée à nouveau à Marc HURTADO (génie discret mais qui reviendra se mêler à SUICIDE avec l’album Re-Up en 1999 ainsi que le film vidéo de 82 minutes Infinite Dreamers consacré à l’œuvre musicale et plastique d’Alan VEGA et SUICIDE en 2016).

La pochette signée conjointement par Timothy JACKSON et Alan VEGA, est disséquée comme de coutume chez Discogonie. Avouons sans hésiter que celle-ci est particulièrement magnifique et vaut toutes celles de la même année 1977. Pochette à rapprocher davantage à celles des groupes de musique industrielle de l’époque, basés plutôt en Grande-Bretagne et utilisant majoritairement le noir et blanc.

L’étude nous apprend également que le duo VEGA/REV s’y connaissait en branchements avec la galaxie downtown de New York sans aller supplier les nouveaux pseudo Andy WARHOL de les parrainer, le DIY (do it yourself) des punks étant lui, très éloigné de ce graffiti torturé, sauvage, ensanglanté avec son étoile rouge bien au-dessus des ratures et rayures d’hémoglobine et de peinture dégoulinante (pas de sens caché dans ces traînées rouges et noires), comme un art déchiré et malsain du recyclage phosphorescent.

Suit le noyau dur de l’ouvrage avec les analyses décortiquées des morceaux un à un : la face A avec Ghost Rider en majesté et la face B (plus obscure) distillant « la part sombre de l’âme humaine » dans le « territoire de béton et d’acier de l’environnement urbain » et donc forcément hostile de la ville alphabet traversée par la Hudson River. Un passage à l’acte musical et textuel, une noyade dans la tragédie après le romantisme feint ou suggéré de la face A avec le triomphe de Frankie Teardrop et ses dix minutes de terreur (cri primal, théâtre de la cruauté convoqués sur cette chronique « urbaine » sordide et tout de même un peu scabreuse).

L’album devient peu à peu une liturgie consacrée au rock qui dérange et qui fait peur, avec des musiques radioactives aux sons d’une boîte à rythmes et d’un vieil orgue Farfisa, mêlant l’art brut abrasif, régressif, répétitif, autiste avec des morceaux désuets (Johnny), sentimentaux (Cheree), urgents (Rocket USA), lascifs (Girl) et même une marche funèbre (Che) en clôture définitive de ce monument de 35 minutes de la cold/no wave avant qu’elle n’existe.

Je vous laisse enfin apprécier tranquillement la lecture de la conclusion de l’ouvrage et les annexes pas forcément exhaustives ; à vous de découvrir par vous-mêmes ce que cet ouvrage a de plus que ceux qui ont été écrits avant lui, même ceux en français.

Et je me permets de me défausser (botter en touche, disons-le) à mon tour, tout en gardant un profond respect pour Marc HURTADO, en empruntant les mots de Jon SAVAGE dans sa critique parue dans l’hebdomadaire anglais Sounds du 4 février 1978 : SUICIDE ? Perhaps; rather life at one remove, through a one-way mirror. Or wilful withdrawal from the sea of impossibility. (« SUICIDE ? Peut-être ; plutôt la vie à distance, à travers un miroir sans tain. Ou un retrait volontaire de la mer de l’impossibilité »). Bonne lecture !

Xavier Béal

Page éditeur : www.editionsdensite.fr/Discogonie/31/Suicide.html

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