Tarek ABDALLAH & Adel SHAMS EL DIN – Ousoul

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Tarek ABDALLAH & Adel SHAMS EL DIN – Ousoul
(Buda Musique)

Il y a globalement deux manières de pérenniser une tradition musicale : l’une consiste à présenter de nouvelles interprétations de compositions anciennes, et l’autre consiste à proposer de nouvelles compositions conçues dans les règles de ladite tradition, qui s’en trouve donc actualisée et revitalisée. On peut alors vraiment parler de tradition vivante ; et c’est précisément cette démarche qu’ont adopté le compositeur, luthiste et musicologue Tarek ABDALLAH et le percussionniste Adel SHAMS EL DIN, tous deux originaires d’Alexandrie en Égypte, et résidents en France. Le premier est un maître de cet instrument à cordes pincées qu’on fait vibrer avec un plectre et que l’on appelle le ‘ûd (oud) ; le second est un maître de ce tambourin sur cadre à membrane unique en peau de poisson et composé de dix paires de cymbalettes que l’on nomme riqq.

C’est dès son enfance que Tarek ABDALLAH s’est passionné pour le oud, mais il n’a été autorisé à en jouer qu’à l’âge de 19 ans. Ayant travaillé son instrument dix heures par jour, il se hisse à un niveau suffisamment bon pour rejoindre la Maison du luth arabe, première école entièrement consacrée à l’enseignement du oud en tant qu’instrument solo et fondée en 1999 au Caire par le oudiste irakien Naseer SHAMMA. Tarek ABDALLAH y rencontre l’un des plus grands joueurs de oud en Égypte, Hazem SHAHEEN, et le grand compositeur et violoniste Abdou DAGHER, qui compteront parmi ses plus grands maîtres. Pourvu d’un diplôme de Soliste et de Professeur avec un Prix d’excellence, Tarek se forme ensuite au chant marocain auprès de Saïd CHRAIBI et à la musique persane auprès du compositeur et joueur de târ et de setâr Darioush TALA’I.

Depuis un quart de siècle, Tarek ABDALLAH, devenu fin musicologue, analyse l’évolution de la forme de jeu et de la technique instrumentale du oud en s’appuyant sur les enregistrements en 78 tours qui ont immortalisé cet âge d’or (en gros les trente premières années du XXe siècle) du luth égyptien. Ses recherches nourrissent en retour sa démarche de compositeur et d’improvisateur. Il s’est de surcroît engagé dans diverses missions et expériences (master-classes, conférences, ateliers, créations) liées à l’enseignement, la diffusion et la popularisation du luth oriental, que ce soit en Algérie, à Oman, ou bien au Centre culturel égyptien à Paris, ou à l’association La Ruche à Marseille.

C’est en France que Tarek ABDALLAH a rencontré Adel SHAMS EL DIN, et il a vu en lui l’héritier d’une tradition vécue et le porteur d’une source encyclopédique. Le percussionniste a en effet appris son art de manière on ne peut plus traditionnelle puisque issu d’une famille de mélomanes. Il a été initié à l’art du tambour en gobelet (derbouka) et aux rythmiques en majorité asymétriques de la musique traditionnelle du Machreq (l’Orient arabe) avant de découvrir les rythmes des autres pays arabes (ceux du Maghreb) et de devenir un maître du riqq.

Réputé pour sa maîtrise des rythmes arabes les plus complexes, Adel SHAMS EL DIN a multiplié les expériences musicales, accompagnant la chanteuse libanaise Sœur Marie KEYROUZ, le chanteur et joueur de ‘ûd irakien Fawzy Al-AIEDY, le chanteur libanais Wadii AL-SAFI, la danseuse orientale Leïla HADDAD, le chanteur tunisien Lotfi BOUCHNAK, le chanteur syrien Sabri MOUDALLAL, le percussionniste indien Zakir HUSSAIN, le contrebassiste Renaud GARCIA-FONS, ou encore le compositeur français Jean-Michel JARRE. Mais il est aussi connu pour être l’un des piliers du très renommé Ensemble AL-KINDI, fondé par le virtuose du qânun Julien Jâlal Eddine WEISS.

Depuis maintenant une bonne décennie, Adel SHAMS EL DIN et Tarek ABDALLAH explorent de concert les richesses de cette suite musicale savante développée par différentes traditions arabes que l’on nomme « wasla », qui est en quelque sorte l’équivalent du « fasl » ottoman ou de la « nuba » maghrébine. Leur première création scénique et discographique avait justement pris pour titre Wasla (parue en 2015 chez Buda Musique) et affichait leur volonté d’inscrire leur travail dans le sillage de l’âge d’or (fin du XIXe siècle/début du XXe siècle) de cette tradition, tout en livrant une approche personnelle de la suite musicale égyptienne, tant pour la composition que l’interprétation et l’improvisation. Ils récidivent donc en 2024 avec ce second album, Ousoul, qui démontre que le dialogue musical entre les deux hommes, qui ne sont pas de la même génération, n’a pas cessé de se développer et de se bonifier.

« Ousoul » est la graphie francisée du mot arabe « usûl », lui-même pluriel de « asl » ; il désigne à la fois les origines, les racines, le fondement, mais aussi les cycles rythmiques en musique. Le terme était déjà utilisé au Moyen-Age. On comprend dès lors qu’en intitulant Ousoul leur nouvel album, Tarek et Adel mettent l’accent sur ces cycles rythmiques qui sont essentiels à la musique savante arabe comme à la musique ottomane. Structurés par deux frappes dont les timbres sont différents (la frappe sourde est dénommée) « doum », la frappe sèche « tak ») et par des frappes dites silencieuses, ces cycles sont soit binaires (4/4, 4/8…), soit ternaires (3/4…), soit encore asymétriques et impairs (7/4, 11/4…), et certains sont même plus longs, pouvant dépasser les 20 temps.

Ce sont ces combinaisons riches en possibilités qui ont évidemment les préférences de nos deux complices explorateurs dans les cinq suites musicales présentées dans Ousoul. Chacune est fondée sur un mode (« maqâm ») différent. Tout en exploitant des cycles rythmiques traditionnels dont certains ont été oubliés ou abandonnés, Adel SHAMS EL DIN et Tarek ABDALLAH ont aussi créé de nouveaux cycles.

Ainsi, la Suite en Nahâwand qui ouvre le disque utilise deux cycles rythmiques inventés par le théoricien égypien Kâmil AL-KHULA’Î (l’un en 17/4, l’autre en 12/8), ainsi qu’un nouveau cycle rythmique à 20 temps dérivé du cycle en 17/8 (le « Khush Rank », déjà employé dans l’album Wasla). Cette même suite confirme son caractère innovant par la présence invitée de Christian FROMENTIN, autre grand spécialiste des cordes frottés utilisées dans les traditions orientale, ottomane et balkanique, et dont le violon ajoute ici une saveur mélodique supplémentaire dans les sections qui entourent le taqsim (improvisation modale soliste), à savoir Agib (du nom de l’un des cycles inventés par AL-KHULA’I) et Nour.

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La Wasla Higâzkâr est pour sa part formée d’un taqsim non mesuré et d’un taqsim mesuré entre lesquels une composition, Selsâl, est construite sur la notion traditionnelle de « zangîr », soit un enchaînement de trois cycles rythmiques, mais ici inversés par rapport à ce qui se fait dans le zangîr, car partant du cycle plus long vers le cycle plus court (9/8, 7/8, et 5/8).

La Wasla en Rast qui suit utilise une forme instrumentale d’origine ottomane, le « bahsraf », et a été composée par Tarek ABDALLAH en regroupant trois cycles rythmiques totalisant à eux tous 45 temps, soit l’âge du oudiste et compositeur, en réponse à un défi lancé par Adel SHAMS EL DIN ! On trouvera de même dans cette Wasla en Rast une forme instrumentale assez rare, l’ « isthilâl », sorte de prélude suivi d’une courte improvisation et d’une phrase conclusive.

C’est dans la Wasla Bayaâti que se trouve la pièce éponyme à l’album, laquelle est fondée sur une autre notion traditionnelle employée dans les traditions arabe et turque, le « darbayn », soit deux cycles rythmiques impairs mis bout à bout, mais qui donnent ici l’impression d’un cycle pair.

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Le Prélude Bayyâti qui suit Ousoul est pour sa part un hommage à la chanteuse libanaise Laure DAKKASH, disparue en 2005, et la Mandira Masri qui clôture cette suite emploie un cycle rythmique à 7 temps inconnu en Égypte.

Enfin la dernière suite, Sîkâh, présente un chant poétique du Moyen-Âge maghrébin, Yal Qalbahu, utilisant la forme vocale appelée « muwashshah ». L’occasion nous est ainsi donné d’entendre la voix d’Adel SHAMS EL DIN, qui a composé la mélodie sur un cycle rythmique lui aussi rare en 7/8.

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Comme on le voit, l’album Ousoul démontre avec brio que l’exhumation de répertoires et de formes musicales et vocales oubliés est parfaitement compatible avec la création de compositions contemporaines dans la tradition arabe, les racines servant de matrice. Tarek ABDALLAH et Adel SHAM EL DIN font montre d’une extrême rigueur et d’une précision joaillière qui dévoilent un sens affûté du raffinement, que ce soit dans les envols en spirale du oud pour le premier comme dans les variations, décalages et syncopes rythmiques du riqq pour le second. Aux oreilles averties comme à celles plus candides mais ouvertes, ils livrent ici un savant cocktail bigarré teinté de joie, de nostalgie, de lumière et d’étonnement.

Stéphane Fougère

Label : www.budamusique.com

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