CAN – Live in Paris 1973

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CAN – Live in Paris 1973
(Spoon)

Tout d’abord, un rapide retour sur la collection des trois « CAN Live » parus en 2021 : (Stuttgart, Brighton, tous deux de 1975, et Cuxhaven, lui de 1976), tous trois en quatuor et postérieurs à Soon Over Babaluma, Limited Edition (74) et Landed (75) et son enregistrement en 16 pistes. Trois albums articulés de la même manière (5 ou 7 morceaux pour les 2 premiers, 4 morceaux pour celui de 76), revisités en son (sound) professionnel par Irmin SCHMIDT et René TINNER et cherchant à garder l’anonymat relatif des morceaux (tous intitulés : Eins, Zwei, Drei, Vier… « und so weiter »), pour démontrer que le groupe continuait après désormais 6 albums studio à pratiquer l’improvisation débridée (mais pas tant que ça) qui faisait leur notoriété en concert et ne voulait en aucun cas refaire sur scène les morceaux enregistrés «en dur», en tous cas pas tels qu’ils avaient été scellés sur les albums.

L’année 1975 démarre d’ailleurs dès janvier par une vaste tournée (10 dates en France, suivies par 50 autres sur l’année), marquée en août par ce qui aurait dû être l’acmé des concerts, de par son cadre et le clin d’œil à la musique « dite grande », au Théâtre antique en Arles, gâchée malheureusement par un public nullissime. Tournées marathoniennes envisagées comme les nécessaires prolongements aux longues sessions studios par le groupe alors à son apogée commerciale avec la récente signature chez Virgin et la préfiguration plus ou moins inconsciente de sa chute prochaine ou de sa lassitude après Flow Motion (76) et Saw Delight (77), peu réussis et un peu simplistes avec ses deux recrues jamaïcaine et ghanéenne et surtout le ratage définitif de Out of Reach (78). Il aurait d’ailleurs été même question, fin 1975 et vu le succès sans cesse grandissant du groupe, d’envisager une éventuelle tournée américaine qui n’aura jamais lieu.

CAN aura d’ailleurs lors de toute sa carrière des années 1970, majoritairement tourné en Europe et leur dernier concert avant dissolution aura lieu au Portugal à la toute fin des seventies. Si l’on excepte la réunion un peu factice et sans beaucoup de cohésion avec l’album RiteTime en 1989 (avec Malcolm MOONEY en retour aux « front vocals » au bout de 16 ans), leur dernier titre enregistré sera Last Night Sleep en 1991 au milieu d’autres groupes pour le film Until the End of the World de Wim WENDERS (rappelons qu’au-delà de CAN Soundtracks, compilation des musiques pour films paru en 1970 et qu’on peut considérer comme leur deuxième album, CAN a également écrit la musique d’Alice dans les Villes (1974) du même Wim WENDERS, dont on peut écouter un long extrait – deux variations sur un même thème et la musique du générique – dans le coffret de trois CDs The Lost Tapes paru en 2012).

Revenons à fin 1972 et début 1973. Début novembre 72 parait le quatrième album du groupe Ege Bamyasi (Okrashoten), celui qui va briser formidablement les barrières et faire connaitre CAN « all over Europe », en profitant du succès (allemand) du single Spoon, petit morceau sorti en 72 et assorti de ventes spectaculaires pour le groupe.

L’album consacre définitivement la venue du véritable cinquième musicien du groupe en la personne de Damo SUZUKI (RIP le 7 février 2024), en osmose totale avec les autres éléments du groupe, présent sur tous les titres et sorte de danseur mutin au milieu des battements implacables (on parle de code morse mystique du jeu de batterie de Jaki LIEBEZEIT, sorte d’homme machine en devenir), la basse méCANique d’Holger CZUKAY, les envolées motorik des guitares sourdes et des claviers des deux autres musiciens en mode robotique qui (on l’imagine aisément) jouent les yeux fermés (inventant le shoegaze près de trente ans avant qu’on en fasse un sous-genre en forme de club un peu réservé), enregistrant tout, quitte à faire des collages et des reprises puisque le studio est l’endroit où ils vivent et jouent en continu (sur Soup on entend le « background » musical qui sera les bases des morceaux instrumentaux de l’album Landed deux ans plus tard).

L’album Ege Bamyasi à peine sorti, CAN entame une série de tournées dès les débuts de 1973 qui les mènera trois fois en France : au Bataclan le 22 mars, à L’Olympia le 12 mai et à Rennes, Bordeaux et Annecy fin novembre.

Entre mars et novembre de cette année 73, un cataclysme sévère et irrémédiable aura lieu au sein du groupe et dans son cœur, avec le départ définitif mais sans doute programmé de Damo SUZUKI, probablement autour de septembre (on l’a repéré pourtant aux concerts de Francfort le 3 octobre et/ou celui d’Hambourg le 14 octobre, mais personne n’en est tout à fait certain).

Par contre l’enregistrement de Future Days aura, lui, lieu fin août avec Damo SUZUKI et donc un an après Ege Bamyasi pour une sortie en novembre 1973 – et Damo SUZUKI est bien là, éblouissant sur les trois morceaux de la première face et sur le sublime Bel Air, long de vingt minutes, pour y livrer peut-être un testament virevoltant, ensorcelant et un envoûtement définitif, le chanteur ayant estimé qu’après cet album il avait tout dit musicalement et qu’il allait noyer ou perdre son âme chez les Témoins de Jéhovah (il en est revenu, mais pas chez CAN), clin d’œil ultime et probablement sincère (l’amour est aveugle, tout comme peut l’être la bêtise à part égale et vice et versa).

Cet album Live in Paris 1973, déjà pas mal piraté, se trouve être, que vous l’ayez déjà ou pas, le monument indispensable des quatre de votre collection de CAN live, notamment grâce au rendu de cette version de 2024 avec la somptuosité d’un mixage au plus près des technologies récentes. Cela n’enlevant en rien sa force et sa « sauvagerie » de l’époque, le groupe jouait en effet très fort et très dense et les murs de l’Olympia rempli à bloc ont du se recroqueviller timidement, suite à l’heure et demie de déflagrations ininterrompues de nos musiciens prêts à démarrer au quart de tour, tous emplis de fougue et de plaisir d’être là, comme si lors de ce concert le public embarquait dans le fameux petit train tout prêt à gravir une montagne difficile, âpre mais pas inaccessible, lente montée vertigineuse vers les sommets, quitte à risquer « de mal jouer », et de s’échapper des musiques des villes, des musiques de folklores divers et de dépasser un noyau en fusion posé dès l’entrée de jeu.

À ce concert, on entend finalement très, très peu le public (en extase pendant les longs morceaux, mais ravi dès la fin du premier de 36 minutes !), pourtant l’époque était fertile en manifestations de l’auditoire parfois incongrues, mal élevées ou déplacées), là, la musique imposait d’elle-même une sorte de déférence hypnotisée attentive, quasi religieuse ou abasourdie.

Le premier morceau, Whole People Queueing (titre inconnu mais ressemblances fortes avec des titres de Ege Bamyasi), installe la voix de Damo SUZUKI en mode répétitif d’emblée, soutenue par la guitare fuzz vibrante de Michael KAROLI entourée de la batterie d’attaque pure et des claviers pour mener une mélopée incantatoire de près de 12 minutes jusqu’à un changement de rythmique qui lorgne vers certains instrumentaux qu’on découvrira bien plus tard, dans Landed en 1975.

Damo SUZUKI, infatigable, selon certains critiques de l’époque érotique et désinvolte, ou timide et murmurant, en tous cas possédé et dérivant en apesanteur, semble errer sur la scène, chante et répète vers la dix-huitième minute « I put a spell on you ou I got to tell on you, ou autre chose en pidgin-english à sa façon » ad libitum entre halètements et cris rentrés, continuant sans relâche sur One More Night, deuxième morceau de neuf minutes, il psalmodie le One More Night d’Ege Bamyasi en Saturday Night (peut-être jour du concert à l’Olympia) et sur Spoon de façon endiablée chante « sitting on my chair where nobody want to care » jusqu’à ce que Vitamin C s’empare de tout le groupe.

On sait que les concerts de CAN présentaient l’opportunité d’explorer les morceaux des albums studio et les cinq morceaux du concert de Paris pourraient être des versions « Tago-Mago », avec la batterie en rythme « machine gun » et Damo SUZUKI (en chamane proto-punk avant l’heure) en transes parcourues de mantras étranges d’un anglais incertain ou insensé (ou les deux), semblant tombées du ciel ou du grand rideau rouge de la salle de concert.

Ce testament (premier d’une éventuelle deuxième série ou d’une saison 2 qu’on espère longue et fructueuse), qui dépasse les précédents live à plusieurs titres, totalement singulier, remixé en y prenant le temps à partir des bandes d’origine, (marque de fabrique d’Irmin SCHMIDT, à la suite d’Holger CZUKAY), provenant d’un des deux pays qui, avec l’Italie a le plus aimé CAN à l’époque (un peu comme VAN DER GRAAF GENERATOR, et peut -être avec le même public), en dehors de ses frontières de la Mittel-Europe est le plus bel hommage que pouvait rendre Irmin SCHMIDT (désormais seul survivant en 2024) au groupe d’il y a 51 ans.

Deux mots sur les pochettes de la « série », toujours en noir, blanc et gris avec lieux et dates des concerts en lettres aux couleurs un peu passées : après les papillons de Stuttgart, les bigorneaux de Brighton et les poissons volants de Cuxhaven, Paris a droit à des fleurs épanouies et venant de l’espace ; une mention supplémentaire est affichée à côté de Spoon Records et Mute : Future Days Music avec une sorte d’ancre, signe d’une nouvelle collection peut-être.

Pour terminer avec un demi-sourire (en allemand « lächeln »), la perle discrète de cette ressortie se trouve sans doute malgré elle dans la traduction naïve de ce « CAN LIVE IN PARIS » par le pittoresque google french : « PEUT VIVRE A PARIS », sorte d’ultime et implacable clin d’œil fortuit et dérisoire pour cette archive impeccable, irréprochable, indispensable et concoctée avec un amour … incommensurable.

Xavier Béal

Page : https://canofficial.bandcamp.com/album/live-in-paris-1973

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