THE REMOTE VIEWERS – City of Nets – Crimeways – Pitfall

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THE REMOTE VIEWERS – City of Nets –
Crimeways – Pitfall (Autoproductions)

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Avec une détermination toute stakhanoviste et une régularité infaillible (un album tous les ans au moins), THE REMOTE VIEWERS continue de produire de nouvelles pièces à conviction à sa dramaturgie sonique devenue strictement instrumentale depuis le plantureux Control Room (cinq CD), qui assurait le lien entre la première époque tendance cabaret brechtien avec les troublants vocaux de Louise PETTS, et la seconde époque qui, avec ces trois derniers opus, fait désormais égalité avec la première en termes de quantité discographique. Sinister Heights achevait de tourner la page (et même deux, puisque c’était un double CD), To The North et Nerve Cure confirmaient la stabilité de la nouvelle mouture des REMOTE VIEWERS et sa volonté d’écrire une histoire somme toute similaire à l’ancienne mais avec des ressorts différents. Voici désormais le groupe engagé dans un projet étalé sur trois disques, disponibles séparément.

City of Nets est le premier chapitre d’une saga tripartite entièrement dévolue à l’univers « noir » du polar cinématographique des 50’s mâtiné de science-fiction.

C’est une citation du poète anglo-américain W.H. AUDEN qui sert d’introduction liminaire à ce disque : « A city is the creation of the human will, A human skyline, A human time, A human order, A city is not a flower. » Amateurs de climats pastoraux, passez donc votre chemin. Ici, il n’y a que des ruelles glauques et des boulevards hystériques. City of Nets se veut l’illustration d’un monde post-industriel saturé d’interférences tournant en boucles aléatoires et en vitesses variables, un chaos quotidien extrêmement structuré qui s’ébroue dans des vignettes grisâtres.

Cela se traduit en termes musicaux par l’exploitation d’un langage atonal dans une configuration extérieurement jazz (retour à une section de quatre saxophonistes sur cet album, contre trois seulement sur Nerve Cure) jouant des compositions à angles droits déchiquetés, « emberlificotages » harmoniques divers et courants d’airs improvisés. Le pilier d’origine Dave PETTS tient le sax ténor, doublé par Sue LYNCH, Caroline KRAABEL est au sax baryton, tandis que l’autre pilier, Adrian NORTHOVER, combine les sax alto, soprano et sopranino. Rosa LYNCH-NORTHOVER s’occupe des claviers, et Jules EDWARDS s’impose à la contrebasse et au violoncelle. On notera l’usage d’un générateur de bruits et le retour des programmations de batterie, un rien « cheap » et poseuses, mais contrebalancées par de vraies percussions qui ajoutent leurs bienvenus grains de sel organiques dans des tableaux imprégnés de froidure agglomérée.

La totalité des compositions étant l’œuvre du seul Dave PETTS, l’homogénéité stylistique est de mise, mais se traduit par une exploration méticuleuse de tous les chemins reliant musique de chambre atonale, jazz post-bebop et expérimentation bruitiste, ouvrant sur des pièces aux climats très variés et contrastés, qui prennent la forme de sculptures pétrifiées par temps de canicule nocturne, d’errances somnambuliques révulsées ou de bousculades généralisées tétanisantes, bref toute la gamme d’un urbanisme ivre de ses agitations cul-par-dessus-tête et de ses constructions accidentées hautement sophistiquées.

GARADSuccédant à City of Nets, Crimeways en empoche les bénéfices, à savoir qu’il a été enregistré par une formation identique, stable et pérenne dont l’esthétique musicale est désormais maîtrisée et la direction artistique radicalisée, dont Dave PETTS tient les rênes. Il faudra être au minimum paresseux pour cataloguer THE REMOTE VIEWERS comme simple groupe de jazz, tant la tendance compositionnelle va indéniablement vers une musique de chambre contemporaine saupoudrée d’électronique. L’écriture cultive un formalisme indéfectible qui tisse une toile de fond irrémédiablement urbaniste, évoquant une agglomération tentaculaire que l’on imagine volontiers new-yorkaise, dont elle met en surbrillance les mécaniques climatiques aux fortes émanations lugubres, hostiles et fantasques.

Les quatre saxophonistes (PETTS, NORTHOVER, KRAABEL, LYNCH) agissent comme un corps orchestral aux faits et gestes sporadiques, sans forcément tirer la couverture, comme des éléments d’une horlogerie minutieusement agencée qui donne un rôle tout aussi considérable à la contrebasse impérialement solide de John EDWARDS, au piano cyclique, aux sons de claviers saugrenus et aux percussions accordées de Rosa LYNCH-NORTHOVER, et ces programmations rythmiques imperturbablement décalées mais à la complexité tout aussi perturbante.

L’hybridité tortueuse et cérébrale élaborée avec finesse et intrépidité par THE REMOTE VIEWERS nécessite une approche avertie et une préparation mentale blindée. En gros, si vous avez fait du Western Culture de HENRY COW votre album de chevet depuis deux ou trois décennies et que vous en maîtrisez les conséquences, alors City of Nets vous sera un terrain certainement familier dont vous aurez aussi mesuré la singularité. Il en va de même avec ce Crimeways, dont les investigations prennent encore plus l’allure d’un jeu de pistes pour détectives aguerris qui auront l’impression, non vaine, de passer au niveau supérieur.

Prudence tout de même lorsque vous accéderez à la dernière marche : Mass Isolation rompt en effet avec le format dense et ramassé des huit pièces précédentes pour s’étaler souverainement sur plus de treize minutes et adopter la forme d’un soundscape minimaliste mais non point statique, bourré de de boucles pianistiques, de vents atonaux, de bourdonnements parasites et de silences béants qui sont autant de chausse-trappes pernicieuses, donnant l’impression de revivre le même instant, mais toujours avec des données un peu différentes évoluant vers… autre chose, mais avec des airs de déjà-vu, bref, un casse-tête magistral !

Si le dernier morceau de Crimeways donne l’impression d’accéder à un autre niveau, à un étage supérieur caché dans le gratte-ciel que nous pousse à gravir THE REMOTE VIEWERS, il n’est cependant pas illustratif d’une direction que le groupe devait prendre de façon unilatérale. On ne trouvera donc pas d’équivalent à Mass Isolation dans Pitfall, le troisième volet de cette trilogie « polaresque ». Ça ne signifie pas que l’écoute de Pitfall se compare à une ballade en villégiature, loin de là !

GARADPlus que jamais dans ce troisième opus, la noirceur urbaine grince de plus belle, et la froideur bétonnée couine son effroi dans le brouhaha de cette métropole (dés)équilibriste. Plus que jamais, la musique des REMOTE VIEWERS affine sa face anguleuse, que seuls les alpinistes chevronnés, voire biberonnés à ce type de cimes escarpées, sauront affronter.

Ce chapitre de conclusion que constitue Pitfall puise son inspiration dans l’imagerie et les atmosphères présentes dans les œuvres des grandes figures du roman noir, à savoir Raymond CHANDLER (le père du personnage Philip Marlowe), Dashiell HAMMETT (La Moisson rouge, le Faucon de Malte…), David GOODIS (Cauchemar, La Nuit tombe, La Lune dans le caniveau, Tirez sur le pianiste…), ou encore dans des films comme La Grande Horloge de John FARROW et la série Johnny Staccato, avec John CASSAVETES. Ces fragrances labellisées années 1950 imprègnent l’univers musical des REMOTE VIEWERS, dont le vocabulaire tire de plus belle vers un avant-gardisme trappu mais glabre, sec, revêche, du style qui exacerbe les tensions.

Les compositions, toujours signées par Dave PETTS – à l’exception d’une, qu’Adrian NORTHOVER a consenti à écrire – font montre d’une exploitation toujours plus obstinée de l’instrumentation si singulière du groupe, dans des combinaisons diverses, et dans la perspective d’un affranchissement des matières sonores. Cette fois, les programmations rythmiques ne sont plus à l’ordre du jour, puisque le groupe a rappelé le batteur Mark SANDERS, qui avait déjà officié sur To The North.

Mais ne croyez pas pour autant que la musique des REMOTE VIEWERS en soit devenue plus palpable, plus circonscrite dans des motifs rythmiques familiers. C’est tout le contraire en fait. Dans bon nombre de morceaux, la musique tend vers plus d’apesanteur brinquebalante, d’abstraction chavirante, SANDERS ayant surtout un jeu percussif. Les rôles et les interventions changent constamment et THE REMOTE VIEWERS se paye même le luxe de ne pas faire entendre ses saxophones sur le générique de fin, Murder Stones, préférant laisser la contrebasse de John EDWARDS livrer une déchirante complainte avec quelques textures de clavier.

Il y a beaucoup à avaler dans Pitfall, mais rares seront ceux qui digéreront tout en une seule écoute (ce n’est du reste pas conseillé). Et les palais ont intérêt à être solides, tout comme les conduits auditifs. De toute façon, une trilogie ne se découvre jamais par la fin. Et c’est bien plutôt avec City of Nets que l’on conseillera une première approche dans ce triptyque de polar-fiction.

Stéphane Fougère

Site : www.theremoteviewers.com

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