Thierry MOREAU ou le parcours d’un graphiste familier et pourtant méconnu

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Thierry MOREAU

ou le parcours d’un graphiste familier et pourtant méconnu

 

Description du « chant » de compétences

Nous avons pratiquement tous eu ses œuvres entre les mains, puisqu’elles sont les écrins de musiques qui nous sont chères. Et pourtant combien d’entre nous ont dissocié le graphiste à la géographie temporelle décalée de l’œuvre des musiciens servie par son propos pictural ? Car depuis nombre d’années, si Thierry MOREAU met aussi sa science du dessin et la photographie au service du portrait – nous en parlerons plus loin -, il s’est fait une spécialité dont les lecteurs de Rythmes Croisés ont pu contempler le travail à travers ses jaquettes de CD, que ce soit dans nos colonnes ou en ayant en main un enregistrement recueilli religieusement chez notre disquaire préféré. Car, avant que la diode laser de votre lecteur de CD vienne frapper ces galettes de polycarbonate recouvertes d’une fine couche d’aluminium, vous avez eu en main ce rectangle cartonné dont les figures étranges, oniriques, aux couleurs douces ou tranchantes ont été inspirées à Thierry MOREAU par les œuvres de Christian WITTMAN, Dirk Jan MULLER, Richard « HELDON » PINHAS, Olivier BRIGAND, UNIVERS ZÉRO ou Thierry ZABOITZEFF et tant d’autres.

–  « Ah bon sang mais c’est bien sûr ! » me direz-vous ! Et de vous précipiter vers les étagères de votre discothèque pour en extraire les jaquettes qui vous ont le plus séduit, intrigué, charmé ou fasciné… Vous pouvez trouver sur le site de Thierry MOREAU un panel de ses créations dédiées aux jaquettes de CD : https://moreauthierry2965.wixsite.com/graphic/pochettes-de-disques.

Un lien de collaboration créatif

Si la création de l’écrin est encore, trop souvent, considérée comme secondaire, et traitée, à ce titre et à tort, comme un art secondaire – il faut bien un contenant -, ou, au mieux, assujettie, à titre annexe, à l’œuvre musicale – le contenu seul aurait vraiment de l’importance – il en va tout autrement dans la conception du travail graphique de Thierry MOREAU. La proposition graphique est ici complémentaire de l’œuvre, elle la prolonge, ramifiant les plans émotionnels et les paysages sonores dans la dimension picturale. Le résultat est une sorte de dialogue entre les plans graphique et musical du graphiste et des musiciens avec qui il collabore. Et la raison en est évidente pour Thierry MOREAU : son art relève d’une quête menée à niveau égal avec ces musiciens. On lira avec profit ce que dit de cette collaboration Thierry ZABOITZEFF dont Thierry MOREAU a réalisé la jaquette de son triple album 50 Ans de musique(s).

Déconditionnement et réappropriation de l’espace et du temps

La force des réalisations de Thierry MOREAU est, évidemment, liée aux caractéristiques stylistiques de sa démarche, on pourrait dire de sa philosophie. Lecteur attentif de DELEUZE et GATTARI, soucieux d’une démarche de déterritorialisation, Thierry MOREAU inscrit ses créations dans une sublimation du graphisme en deux dimensions afin d’opérer subtilement des glissements temporels oscillant entre microcosme et macrocosme. Pour ce faire, outre une précision ciselée, il recourt à des jeux de couleurs mêlant teintes sépia ou noir et blanc à des couleurs pures d’imprimerie traditionnelle : les dimensions spatiales qui ont sa prédilection mêlent les ciels tourmentés et les échelles microscopiques des cellules eucaryotes. Cet équilibre constant entre techniques traditionnelles et informatique (notre homme est un dessinateur d’exception) – les couleurs complémentaires se mariant aux teintes désuètes d’une diapositive -, les glissements temporels provoqués par les références mémorielles ancrées (et encrées) dans des époques et des savoir-faire différents, permettent de faire surgir des paysages et des personnages dont rendre compte en 3D serait le résultat d’un collage facile dont le caractère artificiel détruirait le réalisme obtenu en 2D, terrain de prédilection revendiqué avec brio par Thierry MOREAU.

Entretien avec Thierry MOREAU

Bonjour Thierry et merci d’avoir accepté cette interview. J’avais, il y a quelques années été saisi par l’évidente congruence entre votre travail graphique et la musique de l’album Phosphorescent Dreams d’UNIVERS ZÉRO, album d’une grande densité musicale dont la lumière est partagée avec son prolongement graphique. C’est ce qui m’a interpelé dans votre démarche. Et ensuite, on retrouve cette osmose, par exemple, sur Professionnal Stranger ou plus récemment 50 Ans de musique(s) de Thierry ZABOITZEFF. Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Thierry MOREAU : Tout petit, j’étais déjà attiré par les images, l’impact émotionnel, je dessinais tout le temps, aspiré par cette discipline, je scrutais les planches de HERGÉ, des magazines Spirou, la gravure, puis­ j’ai commencé à faire mes propres bandes dessinées avec la naïveté et les compétences d’un gamin de 10 ans, je voulais voyager, créer des univers. On vivait dans une impasse en HLM, et mes parents étaient peu enclins à l’ouverture. J’ai vite eu l’envie de faire les Beaux-Arts, j’y suis entré à 16 ans. Je me suis passionné aussi très jeune pour les musiques singulières et les musiques du monde, folk, puis ensuite jazz. Aux Beaux-Arts, j’y suis resté 5 ou 6 ans. Entre ici [Douai, Tourcoing] et Paris. J’ai bossé le dessin académique, la gravure et les techniques d’impression, la peinture, la sculpture, l’architecture, passionné aussi de bande dessinée, de cinéma (surtout le cinéma de genre). Je pense m’être nourri de tout cela : la création ex-nihilo n’existe pas.

Y a-t-il eu dans votre parcours des rencontres décisives ou quelqu’un que vous avez pu considérer comme un maître ou un exemple ?

TM : Oui, il y a eu les rencontres artistiques motivantes et les rencontres dans le monde réel. J’ai toujours aimé les dichotomies. J’avais vu et lu les démarches de Maurice BÉJART qui ont dû jouer un rôle, la musique de MAGMA, HERGÉ, MOEBIUS surtout, et mon maître de la BD, Paul GILLION. Des rencontres dans ma vie ont été cruciales, et certaines autres douloureuses. J’ai rencontré Bernard GUEFFIER au début des années 1980 quand son label n’existait pas encore, puis je trainais partout, le carton à dessin/photo/collages dans la voiture, prêt à montrer mon travail, je devais faire le grand écart tout le temps car je côtoyais des milieux très différents.

Comment se déroule votre collaboration avec un compositeur ou un groupe dans le cadre d’un projet de jaquette de CD ?

TM : C’est variable, en France c’est différent d’avec les anglo-saxons. Ici, être graphiste, les gens font leur marché, un peu de ceci ou cela, du vert, du rouge, les anglo-saxons te laissent plus de liberté, comme les japonais. J’ai refusé des commandes et parfois j’ai piqué des crises de nerfs avec des emmerdeurs. MUSEA me commandait des pochettes de prog et je serai toujours reconnaissant envers Bernard GUEFFIER de m’avoir mis le pied à l’étrier, mais ça m’a plombé car les nains, etc., c’est pas mon truc : j’étais plus dans les imageries dystopiques ou abstraites à la manière de Vaughan OLIVER/4AD, Alain LEBON du Label Soleil Zeuhl me laissait plus de libertés, Loren NERELL, RAJNA, aussi. Certains labels s’octroyaient le droit de retoucher, de recadrer mes visuels. À l’époque Photoshop n’existait pas. Je faisais des collages de diapos, de photos, j’ai fait de l’aérographe mais je n’aimais pas, j’ai dû faire des pochettes dans l’urgence. J’ai même refusé une pochette pour un projet autour de ANGE, comme je déteste ça, j’ai décliné l’offre. J’ai eu l’envie de monter un collectif, mais les collègues graphistes me parlaient plus d’argent et de droits à l’image que de créations.

Lorsque vous travaillez sur un projet, comment se déroule votre phase créative ? Vous imprégnez-vous de la musique du musicien ou du groupe tout en travaillant ? Pendant la phase de réalisation ?

TM : Ça dépend. Parfois, j’ai accès à la démo, parfois non, pour certains musiciens je connais bien leur univers, et je me mets en mode immersif. C’est souvent une vraie symbiose comme avec Daniel DENIS, Thierry ZABOITZEFF, Gabriel YACOUB de MALICORNE, Christian WITTMAN de LIGHTWAVE, Frédérick ROUSSEAU (VANGELIS), Eric LeRouge MAIGRET. Avec Jannick TOP, ça a été très intéressant : il vous dirige avec pédagogie, c’est un homme étrange aux multiples facettes. Richard PINHAS aimait mon travail et a choisi dans « mon catalogue » ce qui lui convenait, ça a été très vite et efficace. Mais parfois, je travaille « à l’aveugle », pas de musiques, pas d’indices.

Avez-vous eu des sollicitations pour des œuvres classiques ?

TM : Non à mon grand regret, car le milieu du classique/contemporain est fermé et encore plus les majors. J’aurais aimé faire des visuels pour WAGNER, RAVEL, DEBUSSY, STRAVINSKY ou Jordi SAVALL, dont je suis fan. Il y a eu des actes manqués, dont Joe ZAWINUL par exemple. VANGELIS voulait me voir, mais ma santé me fait vivre au ralenti, VANGELIS est décédé du Covid, acte manqué en partie, mais un projet m’a été confié. J’en dirais plus le moment venu. Ron CARTER a apprécié le portrait que je lui avais envoyé à New York.

Y a-t-il un projet de collaboration qui vous tiendrait à cœur ?

TM : Oui, si tout va bien il y aura un développement sur la musique de VANGELIS. J’aurais aimé faire Jon HASSELL, MAGMA : ça a été indirect, j’ai fait des images pour le DVD The Music of MAGMA et les deux hommages Hamtaï et Hür !. Jean-Luc PONTY a vu mon travail aussi, il m’avait envoyé un petit mot. 

J’avais envoyé un message à la fille de John COLTRANE, elle semblait aimer mes images en hommage à Alice COLTRANE. Elle m’avait contacté, mais depuis plus de nouvelles, les Américains fonctionnent comme cela. Je ne néglige pas les amateurs éclairés, il y a eu de belles collaborations également. Mais notre métier, consiste souvent à « jeter des bouteilles à la mer ». J’offre mes prestations pour des causes diverses, je ne vivais pas ou peu de mon travail de designer de pochettes, j’étais graphiste en agence puis prof en écoles d’arts privées. 

Vous êtes discret sur l’étendue de vos centres d’intérêt mais nous croyons savoir à Rythmes Croisés [nous avons nos espions !] que vous avez produit plusieurs synopsis susceptibles de devenir des scenarii de bandes dessinées ou/et d’ouvrages de Science-Fiction. Pouvez-vous nous parler de quelques-uns de ces synopsis ?

TM : C’est un vieux rêve d’enfance que de faire de la BD mais quand je suis entré aux Beaux-Arts, j’ai changé d’optique, Le Monde de Zöth est dans l’esprit de Métal-Hurlant, j’étais très concerné par cette école, MOEBIUS, BILAL, GILLION. Étant passionné de SF, je pense que mes univers ont dû en être imprégnés : Dune, Star Wars, La Planète des Singes, Soleil Vert, Logan’s Run (l’Âge de cristal), la SF des années 50/60/70/80… J’ai un synopsis sur le thème du clonage industriel, La Guerre des Bowie, puis Noir Sidéral : des extra-terrestres humains arrivent sur terre pour nous aider dans la conscience écologique ; comme ils sont tous noirs, les suprémacistes blancs rejettent leur venue, et les religions les renvoient à la question de Dieu…

En ce qui concerne Le Monde de Zöth, il y a matière non seulement à une bande dessinée, ce qui est votre projet initial, mais pourquoi pas à un synopsis cinématographique…

TM : Comme je n’étais pas très enclin à répéter les personnages en mouvement, de reproduire les décors, etc., j’ai opté pour un roman graphique, j’aurais eu besoin d’un assistant… Quant au cinéma, Holà ! je ne suis pas du tout connu pour intéresser ces gens puis à la soixantaine et avec une santé précaire, je ne me pose pas la question du lendemain, je fais les choses au jour le jour.

Le synopsis du Monde de Zöth est le suivant : depuis la découverte d’exoplanètes, les terriens ont migré sur les planètes considérées comme vierges afin d’y bâtir de nouvelles civilisations prospères. Les planètes non-viables servent de dépotoirs pour l’industrie et les vieux vaisseaux spatiaux. Les différentes organisations des terres habitées se partagent les espaces sous l’égide des guildes commerciales. Les dernières populations pauvres ont été déplacées vers des planètes secondaires. Seule une secte mystique vit sur terre dans un sanctuaire du nom de Uniweria Cruxiferia. Ceux qui y vivent ont établi une religion basée sur la reconstruction de la nature. La pollution ne semble pas affecter les habitants du sanctuaire. Des cristaux ont fait leurs apparitions et ont des propriétés de purification de l’air, de l’eau, d’arrêt du vieillissement. Une entité semble gérer les ressources. Zöth est un dissident de la morale terrienne d’avant la diaspora. Considéré comme un prophète, il devient le gourou de la secte Zöth Fraktion Kömmandöh. L’entité leur confère des pouvoirs sur les éléments. Les fédérations d’outre espace reviennent sur la Terre pour la régenter et en reprendre le contrôle. L’entité et la secte entrent en conflit. La terre redevient l’objet de toutes les convoitises.

Peut-on dire qu’il y a un parallèle – volontaire ou non – entre le parcours tellement atypique d’un groupe comme MAGMA et cette population résistante de Terriens qui s’accroche à son éthique et au respect de la nature alors que la majeure partie de la population a fui vers des planètes moins dégradées par les comportements irresponsables des sociétés humaines ? Y a-t-il un parallèle possible entre Zöth et l’héroïque Zébehn Straïn dë Geustaah aux accents prophétiques et incantatoires de la saga magmaïenne ?

TM : J’avais montré ma BD à Christian VANDER qui semblait ne pas être trop sensible à ma démarche bien qu’à l’écoute, au-delà du fait que le dessin lui parlait. J’ai juste emprunté des mots aux consonances kobaïennes. Après, je suis un grand fan de MAGMA, j’ai dû être influencé plus par le fond que par la forme. J’ai côtoyé un temps Christian VANDER, mais je coince sur certains aspects de sa personnalité. La musique de ART ZOYD m’avait aussi guidé.

MOEBIUS m’avait dit, lors d’une rencontre à Lille, de creuser davantage et aussi de mettre moins d’hommes dans mon projet car il a ressenti une composante homosexuelle trop marquée.

Dans la BD, le sang sur les personnages sont des marques et non du vrai sang : c’est un maquillage outrancier comme pour se rappeler de la souffrance infligée aux hommes et aux animaux. Il y a aussi une conscience végane dans mon travail, toutes ces dichotomies vont parfois jusqu’à la cassure (rires) !

Avez-vous été approché par des scénaristes pour développer certains de ces projets ?

TM : Non, et les rares fois où j’ai été contacté, ça n’a pas marché. Aux Humanoïdes Associés, un jeune DA qui m’avait reçu m’a dit : « vous arrivez trop tard et c’est has been votre projet ». Puis j’ai arrêté, car ça tombait dans une période très difficile de ma vie.

Si vous permettez une digression dans nos propos, pouvez-vous nous dire sur quelle conviction s’appuie votre conception de la suprématie animale, évoquée en filigrane à travers vos synopsis notamment, mais aussi certaines de vos œuvres graphiques ?

TM : J’avoue intégrer parfois des « hors sujets » : dans le monde de Zöth, je voulais intégrer une scène de sexe entre hommes, j’ai laissé tomber cette idée, car ça devient vite militant LGBT.

Pour la cause animale, je suis très épidermique sur le sujet, je n’ai pas toujours été végétarien, mais ça m’a toujours révolté cette exploitation des animaux.

Je reste toujours assez perplexe sur l’idée de la suprématie humaine, nous sommes dans la nature, et pas au-dessus. À vouloir la domestiquer à outrance, on finit par la détruire, la terre, c’est pas un magasin. Il y a encore beaucoup d’idées reçues sur le monde animal. Je fais peut-être de l’anthropomorphisme, mais on assassine les animaux sans complexe, le mot assassinat ne me parait pas excessif. Je suis un anti-chasse, anti-corrida. L’animal devrait être considéré comme un être sensible avec ce que cela implique dans sa protection. Dans la dernière version de la planète des singes, on sent bien ce propos en filigrane, l’homme a-t-il perdu sa course ? Sommes-nous obsolètes ?

Oui, je comprends votre positionnement, étant également végétarien, anti-chasse et anti-corrida ! Est-ce dans la continuité logique de cette conviction que vous vous êtes passionné pour la dimension microscopique des organismes monocellulaires ?

TM : Oui, justement je fais le parallèle avec la médecine : en Occident on voit le corps morcelé, on n’a pas une vision d’ensemble des êtres, je dis toujours « ce qui touche les uns finit toujours par toucher les autres »…

… oui, c’est le principe de l’interdépendance. Tout ce qui touche un élément d’un ensemble se répercute sur tous les autres éléments…

TM : Oui. Cela va aussi dans le sens de l’infiniment petit ou l’infiniment grand. Quand on sera capable d’aller voir dans l’infiniment petit, on résoudra bien des maladies. Cela dit, je ne crois pas en Dieu, et j’ai une certaine aversion pour sa représentation fanatique, après, je pense avoir développé une approche spirituel personnelle. Je ne suis pas bouddhiste, mais c’est, à mon avis, la voie la plus sage.

Grégoire LACROIX, écrivain et guitariste de jazz a publié il y a plus de dix ans ses Euphorismes de Grégoire. L’un d’eux disait « Je ne crois pas en Dieu et je crois bien que c’est réciproque »…(rires)

TM : En ce qui concerne la question des organismes microscopiques, ma série « Amoebisme » est une territoire immersif de rêves, de cartographies cellulaires imaginaires, de cartographies étranges, d’animaux-totems, un peu à la manière du Dreamtime des aborigènes, je suis admiratif de leur culture et de son porte-parole, l’acteur Aborigène David GULPILIL.

Pour revenir à l’orientation purement graphique de votre travail, vous adoptez un parti pris résolu pour le travail en deux dimensions. Quels procédés utilisez-vous pour suggérer espaces et volumes, car les effets de perspectives sont souvent saisissants dans vos productions ?

TM : Oui, car j’ai toujours en tête les collages des surréalistes, voire des bas reliés égyptiens et le matte painting dans le cinéma, les effets 3D, c’est pas ce que je recherche, je revendique les images au mur, je pense que c’est aussi lié à ma pathologie de l’oreille interne, j’ai besoin de béquilles visuelles, je suis très mal à l’aise avec les films en 3D et les lunettes 3D, je perds l’équilibre, vertiges sévères. Tu sais Van GOGH était atteint d’un problème vestibulaire et ça se voit dans sa peinture, les touches en mouvement cela vient de sa pathologie – qui est étudiée aujourd’hui en ORL. Autant j’aime le premier Steven LISBERGER/DISNEY, autant la suite me plaît moins, comme le Blade Runner 2049, trop lisse, trop propre, j’aime les images avec du grain ; sur mes images, j’en rajoute comme si c’était une pellicule dont j’aurais poussé les Asa. Décidément non la 3D, je n’en ai pas envie.

Votre travail s’appuie sur les notions fondamentales de déterritorialisation et dé-temporalisation développées par les philosophes Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI. De quelle manière ces concepts ont-ils été déterminants dans votre pratique artistique?

TM : Afin que les choses soient précisées, par honnêteté, j’ai un tout petit niveau en philo, mais j’ai lu en partie et parfois en diagonale Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, mais j’ai vite été intéressé par ce concept que j’ai retrouvé chez Jon HASSEL et sa musique du 4monde. L’idée des migrations, transhumances et mouvements des cultures, des techniques etc m’ont toujours intéressé. Je cherche des territoires d’expression à « reterritorialiser » toujours en expansion.

Je joue avec des motifs décoratifs issus d’horizons ethniques, minéraux, des formes géométriques, des symboles, des cartographies anciennes et numériques, météorologiques, des utilisations de techniques d’imprimeries anciennes. Je cherche à créer des univers possibles, des lieux graphiques hors du temps où je bouleverse la technique et les règles pour mieux les transcender, bafouer la perspective pour réinventer les codes, m’amuser avec les incrémentations en troublant ainsi les notions temporelles et de réalités.

Ce que j’entends par dé-temporalisation : je provoque des glissements temporels allant d’un passé recomposé vers un futur antérieur ou un futur possible. Le présent est ainsi dé-temporalisé, à rebrousse temps (P.K. DICK). De quelle réalité parle-t-on ?

Mes images je les veux plates, en couches successives, en strates, incrémentées, imprimées dans le souvenir et j’intègre de la poussière comme si c’étaient des vieilles diapos retrouvées dans un espace-temps improbable. J’aime l’idée d’images qui ne peuvent s’incarner en 3D.

Quid du rôle de l’artiste et de sa perception du monde et de ses semblables…

TM : En tant que graphiste on prolonge, on transforme, on bafoue, on intègre des héritages mais on n’est pas des créateurs, simplement des faiseurs, quand bien même cela puisse toucher l’excellence le cas échéant, mais on fabrique, rien de plus.

Pour mon travail de photographe de nus masculins, là non-plus je ne fais pas dans les codes gay, je ne voulais pas non plus coller au code Bear. Mes modèles sont souvent âgés, assez marqués, barbus : j’avais la volonté d’être sans concession. Être cru parfois restait primordial, mais certains modèles ne sont pas gay d’ailleurs. Certains étaient bi. Je ne fais plus de nus aujourd’hui. Certains amis sont décédés et j’ai du mal à revoir certaines photos. Comme j’aime à le rappeler, j’ai été hétéro, bi, homo, mais on ne devrait même pas s’en réclamer ou s’en défendre, ou le revendiquer : rester naturel reste ma priorité même si je revendique ma réputation d’être tantôt subtil et tantôt bulldozer (rires).

Vous parliez tout à l’heure des encres d’imprimerie : avez-vous une prédilection pour des techniques plus classiques de l’art graphique ?

TM : Oui. L’encre de Chine, par exemple, m’a toujours fasciné. J’ai commencé la gravure sur cuivre en 1978, l’expérimentation s’est imposée à moi avec ce medium si difficile à dompter. Ces explorations humides m’ont amené à donner une résonance numérique à mes recherches. Quand l’éphémère rencontre la prise de vue photographique et les logiciels graphiques, on arrive à explorer de nouveaux territoires visuels aux frontières impalpables. Et à propos d’éphémère, et pour répondre à votre question, le pinceau aura toujours en moi une résonance particulière, celle du geste juste, la mise en œuvre du lâcher prise, l’équilibre entre l’improvisation et le contrôle.

Vous savez Thierry que nous sommes une revue musicale et que, évidemment, nous ne pouvions passer sous silence vos publications sur Youtube, à savoir Paris ne meurt jamais, qui est une mise en musique par Daniel MOTRON (ex-Catherine RIBEIRO) d’un texte que vous avez écrit et enregistré avec lui.

Vous avez également, avec ce compositeur, enregistré Les Pleurs de Notre-Dame.

Ces deux pièces sont-elles une tentative ponctuelle ou les bases d’un travail plus conséquent ?

TM : Ces deux pièces sont les deux seules que nous ayons enregistrées jusqu’à présent avec Daniel MOTRON mais j’ai sous le coude un certain nombre de textes qui sont prêts. Le projet initial était de produire un CD complet de tous ces textes. Il est en pause pour le moment mais j’espère pouvoir le conduire à son terme.

Merci Thierry. Bonne continuation dans vos projets et nous ne manquerons pas de nous intéresser à vos productions ultérieures.

TM : Merci à vous de votre intérêt pour mon travail.

Élargissement de la focale sur l’artiste

Afin de ne pas nous égarer – nos colonnes sont essentiellement consacrées à la musique – nous aurions pu nous en tenir là mais, évidemment, le travail de Thierry MOREAU en rapport avec la musique ne doit pas occulter le fait que c’est un artiste animé aussi de préoccupations purement graphiques, purement esthétiques, dont les avancées, justement, ruissellent sur le volet de ses créations en rapport avec la musique. Il a également réalisé le graphisme des deux pièces citées plus haut Paris ne meurt jamais et Les Pleurs de Notre-Dame. Il aurait donc été incomplet – voire frustrant – d’en faire abstraction. L’interaction entre les axes de recherches de Thierry MOREAU et sa production de jaquettes de CD est évidente quand on consulte les rubriques « Artefacts moirés » ou « Dé-territorialisations » auxquelles son site est consacré.

On peut en dire autant des rubriques « Dystopie détemporalisée » ou « Amoebisme ».

Ici l’appellation « Amoebisme » fait, plus que jamais, référence à un graphisme en deux dimensions inspiré des formes primaires mais parfois extrêmement complexes que sont les micro-organismes tels que les amibes. Les références à l’étymologie grecque sont fréquentes dans la terminologie propre à Thierry MOREAU. Est-ce une manière de se prémunir contre d’éventuelles erreurs d’interprétation ?

L’œuvre graphique de Thierry MOREAU colle à la vie, microscopique ou macroscopique, mais, également, à ce qu’elle a de plus intime, de plus assumé aussi et qui relève d’un parti pris délibéré de s’affranchir des tabous, qu’il s’agisse de capter au crayon l’expression d’un visage, ou de fixer sur la pellicule le noir et blanc d’un corps masculin, comme en témoigne « Portraits et Nus » sous-titré « Un représentation de l’homme mature présenté dans sa force et sa fragilité ».

Pour un accès complet à cet ouvrage, veuillez contactez l’auteur à cette adresse : moreauthierry59@aol.com

L’auteur nous gratifie également, via les réseaux sociaux, de croquis à main levée allant de l’autoportrait à Donald SUTHERLAND, de Ron CARTER à Thierry ZABOITZEFF, Sean CONNERY ou Joe ZAWINUL.

Pour une découverte in-extenso de ces portraits vifs, précis et expressifs publiés par Thierry MOREAU, une visite de sa page Instagram s’impose : belle balade !

https://www.instagram.com/p/Ci2wxykNOQD

Entretien réalisé le 27 octobre 2022 par Philippe Perrichon
Tous graphiques, croquis et photos livre par Thierry Moreau
(ne pas reproduire sans son autorisation)

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