Thierry ZABOITZEFF – The Cabinet of Dr. Caligari

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Thierry ZABOITZEFF – The Cabinet of Dr. Caligari
(Booster / WTPL Music)

Quand un docteur est confronté à un autre docteur, quelle prescription vaut-il mieux suivre ? La sortie de ce DVD qui permet conjointement de revoir un chef-d’œuvre du film muet réalisé par Robert WIENE en 1920 (soit Le Cabinet du Dr. Caligari) et de découvrir la version musicale concoctée par Thierry ZABOITZEFF (alias « Dr. ZAB ») apporte peut-être une réponse. Le hasard a voulu qu’au même moment, Le Cabinet du Dr. Caligari fasse l’objet d’une présentation à la Berlinale, dans une version restaurée et mise en musique par John ZORN, qui n’est pas non plus un modèle de « normalitude ». C’est le signe qu’en 2014 cette œuvre, qui a marqué l’Histoire du cinéma expressionniste allemand, continue à trotter dans les esprits.

Ce film-manifeste, en forme de récit dans le récit, a non seulement influencé bon nombre d’autres réalisations cinématographiques (Nosferatu et La Nuit du chasseur, qui en reprennent la scénographie, Edward aux mains d’argent, dont le grimage du personnage campé par Johnny DEPP renvoie à celui du somnambule incarné par Conrad VEIDT, jusqu’à Mulholland Drive et Shutter Island, pour cette façon de bluffer le spectateur en lui faisant suivre le rêve ou le délire d’un personnage…), mais a aussi laissé des traces esthétiques dans le heavy metal, le glam-rock ou la new wave (BAUHAUS…).

Car, outre le jeu expressionniste des acteurs (Werner KRAUSS et Conrad VEIDT en tête), les audaces visuelles du film ont contribué à sa notoriété. Il y a cette stylisation outrancière des décors, cet univers graphique tourmenté, à base de lignes brisées, de tâches claires ou sombres, de perspectives obliques et d’angles brisés, ces espaces distordus et torturés comme autant de signes patents de la paranoïa du personnage de Francis, qui voit dans le Dr. CALIGARI une incarnation du Mal.

On n’est guère étonné que ce « caligarisme » (nom donné à l’époque à cette esthétique cinématographique) ait également inspiré Thierry ZABOITZEFF, d’autant qu’avec ART ZOYD, il a déjà versé dans la mise en musique d’autres œuvres cultes du cinéma muet (Nosferatu, Faust, Häxan). Le Cabinet du Dr. Caligari manquait à sa collection, ce n’est plus le cas désormais, et ce depuis 2010, année où il a commencé à se produire sur scène sous la formule du ciné-concert, ou interprétation musicale en direct live pendant la projection du film.

Comme dans les précédentes expériences de ciné-concerts avec ART ZOYD, le multi-instrumentiste a soigneusement évité tout souci d’ « illustration » et s’est attaché à développer une partition suggestive avec de multiples repères pour permettre à l’auditeur/spectateur de retrouver son chemin dans ce dédale cinématographique hallucinatoire et psychotique. La musique du Dr. ZAB est évidemment à l’avenant, évoluant dans un registre électro-acoustique typique de son auteur (et réminiscent par endroits de l’époque art-zoydienne), révélant les tensions et les troubles sous-jacents à l’action, non sans cultiver par endroits le second degré.

Il y a ainsi des bruits, des sons, des thèmes récurrents selon les scènes. L’approche de ZABOITZEFF suit en cela le choix de WIENE de coloriser différemment la pellicule selon les scènes (en beige, vert, en bleu, en rose, en jaune…), ou de revenir aux mêmes décors pour plusieurs scènes, de manière à élaborer un univers cohérent et défini tant sur le plan visuel que musical. Certains thèmes sont donc joués à plusieurs reprises, mais dans des versions différentes en fonction de la dramaturgie qui se dégage des images.

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Ce DVD permet donc à la fois de redécouvrir le film de WIENE mis en musique par ZABOITZEFF, et aussi de suivre une performance de ciné-concert de ce dernier, filmée au Théâtre Toursky de Marseille en 2013 (plus un clip). Dans le premier cas, on voit juste le film ; dans le second, on a l’impression de voir deux films en simultané : le film de WIENE projeté sur un écran, et en simultané la performance musicale et scénique de Thierry ZABOITZEFF, seul sur scène, ultra-concentré sur ses machines, claviers, boîtiers, violoncelle, guitare et percussions, comme dans son spectacle Cross The Bridge. Il dirige l’évolution de la musique comme le Dr. CALIGARI (ou supposé tel) dirige son établissement psychiatrique.

Il est du reste réjouissant de mettre en parallèle la scène où le Dr. CALIGARI présente son attraction (le somnambule CESARE) dans une fête foraine, et de voir Thierry ZABOITZEFF jouer les ménestrels high-tech dans une salle de théâtre, accentuant l’ironie de la situation en jouant un thème décalé qui relève de la musique de cirque. Et tout comme le directeur de l’asile, dans une scène visuellement prodigieuse, s’auto-discipline à penser qu’il est le Dr. CALIGARI (la phrase « Du Musst Caligari werden » apparaissant en superposition à plusieurs endroits de l’image, comme une pensée tournant en boucle), on imagine bien Thierry nous dire « Du Musst die Musik des Drs. ZAB zuhören » ! Sans que l’on sache trop si cette musique est censée être un remède à la folie qui s’exprime dans les images ou un facteur favorisant l’aliénation…

Cette alliance artistique virtuelle entre le Dr. ZAB et le Dr. CALIGARI s’avère en tout cas une rencontre au sommet.

Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n° 35 – juillet 2014)

Site : www.zaboitzeff.org

Page : https://thierryzaboitzeff.bandcamp.com/album/the-cabinet-of-dr-caligari

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