ULTRAPHAUNA – No No No No
(Dur & Doux)
Nous voici devant le cas typique du groupe dont le nom n’est connu ni d’Eve ni d’Adam (et pour cause, c’est son premier album qui débarque), mais dont les membres sont connus comme le loup blanc, du moins si vous êtes accroc à la scène du rock avant-gardiste anglaise et américaine des années 2000 à aujourd’hui. Le duo à la base d’ULTRAPHAUNA n’est en effet rien moins que la claviériste et vocaliste Dorothy WAVE (membre du groupe a.P.A.t.T.) et le violoniste Timba HARRIS (qui a tracé sa route auprès d’ESTRADASPHERE, SECRET CHIEFS III, ISHRAQIYUN, TRADITIONALISTS, UR, PROBOSCI, MASTER MUSICIANS OF BUKKAKE, HIGH CASTLE TELEORKESTRA, n’en jetez plus !). Et quand on connaît l’étendue des territoires musicaux exploités par ces groupes et l’habileté de ces derniers à les fondre dans un univers qu’eux seuls pouvaient concevoir, on peut à bon droit s’attendre à de l’inattendu !
En soi, le fait que Dorothy WAVE et Timb HARRIS aient fait un album ensemble relève de l’exploit intercontinental, elle ayant enregistré à Liverpool et lui à New York. Pour ne rien gâcher, ils sont épaulés dans ULTRAPHAUNA par le bassiste Toby DRIVER, au pedigree bien connu (MAUDLIN OF THE WELL, KAYO DOT, SECRET CHIEFS III, TARTAR LAMB, et il a récemment rejoint EXTRA LIFE) et par le batteur Joel C. MURRAY, a priori un parfait inconnu dans le milieu qui nous occupe mais qui ne devrait pas le rester longtemps…
WAVE et HARRIS se partagent équitablement les compositions de No No No No, premier album d’ULTRAPHAUNA, ce qui contribue à accentuer la nature un brin schizophrénique de cette musique qui, de par ses éléments constitutifs, verse déjà pas mal dans un éclectisme « multikulti » contrasté, parallèle ou oblique, s’abreuvant d’art-rock, de world music, de pop électro, de new age, de métal, etc. Les univers et références de Dorothy WAVE et de Timba HARRIS ne sont pas vraiment identiques (voire aux antipodes), mais ils les combinent avec une inspiration et une intelligence qui devrait éveiller l’attention des amateurs de musiques inouïes et exploratoires, Toby DRIVER et Joel C. MURRAY se chargeant de relier les deux sources avec leur section rythmique bétonnée mais néanmoins subtile.
L’album démarre avec Spilling from the Mouth of Babes, une pièce en forme de berceuse aux accents chinois nimbée de sons synthétiques cristallins et d’un autre âge dans laquelle vient gazouiller le violon de HARRIS, tandis que WAVE répète tel un mantra un poème de quatre lignes en dédoublant sa voix pour créer des harmonies vocales, alors que MURRAY et DRIVER donnent par endroits quelques « pulses » sans doute pour ne pas que l’enfant qui sommeille en chaque auditeur ne s’endorme trop vite.
Et on ne voit pas comment il pourrait le faire, puisque Mont Tauch, qui suit, s’épanouit en une fresque instrumentale pour violon aventureux (HARRIS en est le compositeur) qui s’étale sur une dizaine de minutes, propulsée par la basse grondante de DRIVER et la batterie profuse de MURRAY, les claviers de WAVE prenant des connotations d’orgue électrique, avant une « coda » plus rêveuse et emphatique. Nul doute que les « progsters » effrontés s’engouffreront dans cette escapade avec délectation.
Des tambours à la cantonade introduisent Summoning the Maker, bientôt appuyés par des programmations rythmiques à l’ancienne façon « claquements de mains en cadence » et une basse bien nucléaire. Avec son violon qui entame une mélodie aux spirales moyen-orientales hypnotiques, et quelques interventions de xylophone synthétique, les ombres de SECRET CHIEFS III et d’ESTRADASPHERE se manifestent sans pudeur, de même que celle de ce grand créateur de folklores imaginaires qu’est Laszlo HORTOBAGYI.
Après ces pièces ultra-construites apparaît ssst, qui démarre en mode improvisation ludique et chavirée avant de virer à la ritournelle pop décalée avec les percussions synthétiques et le chant de Dorothy WAVE, puis prenant un air à la fois plus martial et éthéré en fin de course. Little Maker renvoie des échos orientaux avec les tirades indianisantes du violon, HARRIS parvenant à se faire passer pour L. SUBRAMANIAM dans ses moments de fusion Orient-Occident, délicatement soutenu par une basse imperturbablement derviche et des cymbales dansantes…
Si la première moitié de l’album baigne globalement dans des atmosphères suaves et caressantes (bien qu’un peu troublées aussi, quand même), Collidascope se charge de jouer les troubles-fête : DRIVER et MURRAY montent résolument au créneau, allument les torches et font des étincelles, avant que Dorothy WAVE ne calme quelque peu le jeu avec ses textures synthétiques façon musique de film de science-fiction sur lesquelles le violon vient grincer sans vergogne. La section rythmique en remet un coup, avant une nouvelle pause plus sereine mais pas trop. Le morceau avance ainsi par à-coups et torsions, mais sans réelles cassures, et évolue de manière assez cohérente, une fois intégrée la composante d’humeur instable. Une fois encore, l’écho des SECRET CHIEFS III se manifestera aux oreilles averties ; les autres s’accrocheront autant que faire se peut.
Retour au format chanson avec Behind Mine, non sans un pont instrumental de veine exploratoire, avec ce qu’il faut de touches funk 80’s nostalgiques (avec même des échantillons de voix au talkie-walkie rappelant l’intro de The Ninth Wave de Kate BUSH). Étrange, mais ça fonctionne. I’m You Now poursuit cette veine pop avant-gardiste avec un marquage rythmique plus relevé, foncièrement dansant, avec des harmonies vocales en boucles capiteuses et des sons de synthés façon « R2D2 » qui font sourire.
C’est reparti pour une généreuse séquence instrumentale revigorante avec Wow, João !, qui mêle « folklorisme » violoneux, basse grognonne, batterie en ligne droite et vindicative et claviers vintage en contrepoint, le tout avançant en mode organique et propulsif jusqu’à un final qui feint l’épuisement pour mieux déclencher sa salve abrasive. On se quitte sur un nuage ? Que nenni, c’est en costume de foire que déboule Pearl, sémillante et drôlatique chanson ponctuée d’un solo de trompette bouchée (fake ?), et d’une coda plus onirique qui semble nous dire « c’est l’heure de la poire »…
ULTRAPHAUNA a manifestement tout fait pour ne pas se laisser cloîtrer dans une case stylistique convenue. Alternant et combinant structures complexes et formats pop, musiques savantes et musiques populaires, sons d’hier et d’ailleurs, le duo WAVE/HARRIS s’est construit un mobile-home sonore peut-être déconcertant à la première visite, mais non moins séduisant et captivant dans ses anamorphoses. On en redemande et on les attend pour un second tour.
No no no no ? Si ! Si ! Si ! Si !
Stéphane Fougère
Page : https://duretdoux.bandcamp.com/album/no-no-no-no
Label : http://duretdoux.com