Yungchen LHAMO
Une voix tibétaine à distance
Parmi les artistes que le label Real World, fondé par Peter GABRIEL, aura aidé à sortir de l’anonymat depuis sa création en 1989, la chanteuse tibétaine Yungchen LHAMO, animée par la foi bouddhiste, compte parmi ces rares voix universelles qui semblent être un don du ciel. Eu égard à la dramatique situation humaine et politique au Tibet depuis plusieurs décennies, la présence de Yungchen LHAMO, et de ses chants de dévotion, de compassion et d’exil dans le catalogue de Real World, constitue une véritable prise de position pour la défense de la culture tibétaine, pour laquelle la spiritualité s’éprouve dans tous les actes de la vie.
Après l’album Tibet, Tibet, qui l’a révélée au monde entier, Yungchen LHAMO a tenu à enregistrer un autre disque, Coming Home, correspondant à sa personnalité de chanteuse exilée qui, à travers ses pérégrinations, s’est ouverte à d’autres sons, d’autres possibilités instrumentales. Révélant un exil tibétain tourné vers l’avenir, cet album, résolument expérimental, a bénéficié de la science du producteur et compositeur français Hector ZAZOU.
ETHNOTEMPOS / RYTHMES CROISÉS a eu l’occasion de s’entretenir à deux reprises avec Yungchen LHAMO : la première rencontre s’est effectuée en 1997, alors que la chanteuse tibétaine était en tournée en France avec le projet Voix de femmes, qui intégrait également Annie EBREL (Bretagne), Mah DAMBA (Mali) et Toto LA MOMPOSINA (Colombie) ; la seconde rencontre a eu lieu alors que Yungchen se produisait au New Morning, à Paris, en mars 1999, lors d’une soirée spéciale consacrée au label Real World, à laquelle participaient Iarla O’LIONAIRD (Irlande) et Hukwe ZAWOSE (Tanzanie). Cerise sur le gâteau (ou beurre dans le thé tibétain), Hector ZAZOU a de même à cette époque bien voulu partager ses souvenirs de la genèse de l’album Coming Home.
Entretien avec Yungchen LHAMO (1997)
Racontez-nous comment vous est venu ce « don du chant »…
Yungchen LHAMO : Je suis née et j’ai été élevée au Tibet. J’ai commencé à chanter alors que j’étais très jeune, ma grand-mère m’ayant appris des chansons et des prières. Elle m’a également donné des raisons de chanter. Comme j’avais une belle voix, elle m’a dit : “ Parce que tu as du talent, tu dois aussi utiliser la part de spiritualité qui est en toi. Ta voix doit chanter pour aider les autres. ” À l’époque, j’étais trop jeune pour comprendre le sens de ses propos. Comment pouvais-je aider les gens et les rendre heureux rien qu’en chantant ? À présent, je comprends ses paroles.
Votre nom vous a été donné par un lama bouddhiste, je crois ?
Y. L. : Oui. Trois jours après ma naissance, ma mère m’a menée à un saint homme qui m’a donné ce nom, Yungchen LHAMO, qui signifie « Déesse du chant » ou « Déesse de la mélodie »… Au Tibet, nous ne portons pas réellement de « nom de famille ». Cela peut sembler étrange aux Occidentaux.
Avez-vous reçu un enseignement spirituel ?
Y. L. : Très jeunes, la plupart des Tibétains sont convertis au Bouddhisme. Mais il faut savoir qu’au Tibet les pratiques religieuses sont illégales donc interdites. Nous ne sommes pas autorisés à prier, et les monastères sont en général détruits. Par conséquent, il est devenu très difficile de pratiquer le bouddhisme. Certains monastères restants ont été réouverts, mais il est formellement interdit d’y afficher la photo de Sa Sainteté le Dalaï-Lama.
Cela fait longtemps que vous avez quitté le Tibet ?
Y. L. : Pour moi, cela fait très, trop longtemps ! Mais si je compte normalement, cela fait sept/huit ans que j’ai quitté le Tibet… depuis 1989 je crois. Tout devenait trop pénible. Il n’y a aucune liberté ! En tant que chanteuse, je n’avais aucune chance d’être reconnue. Je suis donc partie du Tibet afin de rencontrer Sa Sainteté le Dalaï-Lama en exil à Dharamsala, en Inde. C’était très important pour moi de le rencontrer, il est comme un Bouddha incarné ! Tous les Tibétains rêvent de rencontrer Sa Sainteté. Ce n’est pas une star, une célébrité, c’est un Bouddha ; quelqu’un de vraiment spécial ! J’ai donc franchi les plus hautes montagnes pour aller le rencontrer. Ce fut un voyage assez périlleux qui a duré un mois ou deux. Mais quand on a la foi…
J’imagine que c’était le seul chemin valable, de toute façon ?
Y. L. : Oui, en effet… Après ma rencontre avec le Dalaï-Lama, je suis partie en Australie. Là encore, ce ne fut pas facile parce que je ne parlais aucun mot d’anglais ! Mais aux moins, j’ai pu me remettre à chanter et j’ai même enregistré un CD, Tibetan Prayer, en 1995, soit un an après mon arrivée sur le sol australien. J’ai ainsi remporté un trophée, un « award » pour ce disque, dans la catégorie « world music ».
Depuis, je ne cesse de voyager ; ça fait quatre ans que j’ai découvert l’Occident. Et il y a eu le CD Tibet, Tibet, réalisé sur le label de Peter GABRIEL, qui a bénéficié d’une distribution internationale.
Et maintenant, vous habitez en Angleterre ?
Y. L. : Non. On aurait pu le croire du fait que j’ai enregistré mon album chez Real World ; mais non, je continue à voyager. Beaucoup de gens doivent m’envier mon statut d’ »heureuse nomade » ! (rires) Mais en réalité, je n’ai pas de maison. Je n’en ai plus. Ma vraie maison, c’est le Tibet !
Comment avez-vous rencontré Peter GABRIEL ?
Y. L. : C’était alors que je chantais lors d’un festival en Australie. Je venais de sortir mon premier CD, et Peter GABRIEL a souhaité le réaliser à l’échelon international. Il a donc été convenu de le réenregistrer, d’où Tibet, Tibet.
Ces deux CD sont donc pratiquement identiques ?
Y. L. : Oui, à ceci près que Tibetan Prayer n’a pas été distribué sur le marché mondial.
Tibet, Tibet semble constitué de deux parties : il y a d’un côté des chants sacrés, des offrandes, des mantras et de l’autre des chansons plus folk. S’agit-il d’un répertoire uniquement traditionnel ?
Y. L. : Non, j’ai écrit moi-même la plupart des chansons. Du moins, j’ai écrit les mélodies ; les paroles, elles, sont tirées de textes bouddhistes. À mon avis, chaque être humain porte en lui une part d’amour spirituel, mais cette part est le plus souvent négligée ou oubliée au profit de l’appât du gain, du pouvoir… Ce que je souhaite, c’est que mes chansons puissent apporter aux gens un minimum d’inspiration pour qu’ils se tournent davantage vers cette part de spiritualité qui est en eux.
La dernière chanson de Tibet, Tibet, Gi Pai Pa Yul Chola, est accompagnée d’instruments à la fois traditionnels ou modernes ; c’est la seule qui soit ainsi arrangée, les autres étant la plupart du temps a capella. C’est une idée à vous ou une suggestion des producteurs de Real World ?
Y. L. : C’est mon idée.
Envisagez-vous de créer ainsi d’autres chansons où se mêlent instruments acoustiques et technologie moderne ?
Y. L. : Oui, c’est prévu sur mon prochain CD. Je travaille dessus avec le compositeur et producteur français Hector ZAZOU. J’écris de nouvelles chansons, et lui se charge des arrangements musicaux.
Au Tibet, il n’est guère possible de savoir ce qui se fait dans les autres pays ou cultures sur le plan musical. Mais mon exil m’a donné la chance de découvrir énormément de choses. Je crois donc qu’il est possible de procéder à des arrangements musicaux modernes sur des chansons traditionnelles ou inspirées par la tradition. Mon travail va dans cette voie.
Croyez-vous que l’ouverture du Tibet aux visites touristiques constitue un début de liberté ?
Y. L. : Non, je n’en suis franchement pas sûre. Bien sûr, il est important que les gens puissent aller au Tibet, mais à condition de voir ce qui s’y passe réellement, à savoir qu’il n’y a aucune liberté ! Évidemment, si on a de l’argent, on peut s’y installer et y faire ce qu’on veut, mais le peuple tibétain, lui, est de plus en plus pauvre, et ses conditions de vie sont particulièrement horribles. Je ne pense pas que l’ouverture des frontières entraîne la libération des Tibétains. Mais je souhaite de tout mon cœur que la situation change et que le peuple tibétain retrouve un jour sa liberté. La liberté est ce qu’il y a de plus important !
Entretien avec Yungchen LHAMO (1999)
Votre dernier album en date, Coming Home, constitue une réelle surprise par rapport à votre premier disque, qui était en majeure partie du chant a capella. Comment vous est venue l’idée de confronter votre art vocal à des textures musicales contemporaines ?
Yungchen LHAMO : Depuis cinq ans, j’ai voyagé à travers le monde, ce qui m’a donné l’opportunité de découvrir et d’écouter un tas de musiques différentes. Je n’ai jamais eu cette occasion au Tibet, où il ne nous est pas donné la chance d’écouter d’autres musiques en dehors de la variété chinoise. Alors qu’il y a tellement de musiques intéressantes !…
Travailler en studio m’a permis de faire l’expérience de nouveaux sons, et ce, grâce à Hector ZAZOU. Je l’ai rencontré lors d’un festival à Londres, où j’avais donné un concert en compagnie d’un danseur américain. À l’affiche, il y avait également Philip GLASS, Lou REED, Laurie ANDERSON , Ruychi SAKAMOTO…
Aviez-vous écouté ce que Hector ZAZOU avait fait auparavant ?
YL : Pas le moins du monde, mais quand je l’ai rencontré, il m’a fait une très bonne impression. Après ce concert à Londres, j’ai dîné avec Peter GABRIEL et je lui ai fait part de mes bonnes impressions au sujet d’Hector, et je lui ai dit que j’aimerais beaucoup travailler avec lui. C’est vraiment quelqu’un de génial et de très bien intentionné.
Ainsi, il vous a conduit à faire un disque de facture « moderne », aux sonorités inédites pour vous…
YL : En fait, d’autres gens avaient déjà eu l’idée de composer des musiques modernes autour de ma voix et me les ont fait écouter. Alors, je me suis dit : « Si les gens veulent entendre ma voix agrémentée de sonorités modernes, occidentales, autant que je dirige moi-même le projet et que je prenne les décisions ! » J’ai donc choisi de travailler avec Hector ZAZOU.
Il y a dans votre album bon nombre d’instruments, tant acoustiques qu’électriques, et bien sûr des traitements électroniques, mais je trouve que le violon et la guitare sont particulièrement mis en avant.
YL : J’aime bien le violon ; c’est un instrument bien adapté à ma voix.
Comment s’est effectué le travail de composition et d’arrangement des morceaux ?
YL : D’abord, j’écrivais les chansons et je les chantais a capella à Hector. Je lui en expliquais le contenu des textes, leur sens et leur « feeling » et il me soumettait quelques idées musicales avec ses claviers. Il m’a ainsi fait découvrir des instruments et des paysages sonores qui m’étaient totalement inconnus.
Mais comme je l’ai dit, entre mon premier et mon second album, j’ai eu l’occasion de m’initier aux musiques occidentales durant mes tournées, et mon idée était dans une certaine mesure de faire transparaître mon expérience de ces musiques dans les chansons de mon nouvel album.
Est-ce également la raison pour laquelle vous avez enregistré une chanson en anglais ?
YL : J’ai donné de nombreux concerts dans des endroits où l’anglais était parlé, ou au moins compris. Dans l’ensemble, les gens étaient assez réceptifs au son de ma voix et à l’émotion qui s’en dégage, mais n’étaient certainement pas en mesure de comprendre mes paroles ! Aussi, j’ai pensé qu’ils aimeraient sans doute comprendre un peu, et donc je me suis mise à écrire en anglais, autant que faire se peut.
Vous avez pris le parti, sur votre disque, de ne pas être accompagnée par des instruments tibétains, ou même asiatiques. Il y a cependant un morceau, Defiance, sur lequel vous chantez en compagnie du groupe de Touva SHU-DE.
YL : Oui, c’est une très belle chanson qui relève de la tradition mongole, dont le style de chant est différent du chant tibétain. Il m’a paru intéressant de mêler ma voix à leurs chants de gorge.
Au sujet de la chanson Dream, vous dites ne pas vous souvenir de l’avoir enregistrée.
YL : Oui, cela date de la période où j’ai vécu dans une résidence à Sydney, avec des moines bouddhistes. Un matin, ils m’ont dit m’avoir entendue chanter en pleine nuit ! L’un d’entre eux a même été effrayé ! Il a finalement reconnu ma voix et est venu voir dans la salle de bains, là où était placé un magnétophone.
Quand je me suis levée, ils m’ont fait écouter la bande sur laquelle j’avais effectivement enregistré une chanson, sans m’en souvenir ! Alors je ne sais pas, j’ai dû rêver, me lever et aller dans la salle de bains, enregistrer cette chanson dont j’avais rêvé et je me suis rendormie…
Quel est votre sentiment sur la politique de non-violence prônée par Sa Sainteté le Dalaï-Lama, alors que ça fait plusieurs années que le Tibet est soumis à une forme d’oppression et qu’une certaine frange de la population tibétaine en vient à perdre patience ?
YL : Il est vrai que, depuis quarante ans, les choses ne se sont guère améliorées. De nombreux Tibétains continuent d’être emprisonnés, torturés et massacrés. Cependant, même si la situation ne paraît pas de bon augure, je ne crois pas que nous ayons perdu la partie. De toute façon, la révolte armée serait inutile. Le Tibet n’est pas réputé pour avoir une grande tradition militaire ! (rires) Par conséquent, les moines tibétains ne risquent pas d’être de grands combattants !
Donc, selon vous, le message du Dalaï-Lama est toujours aussi valable ?
YL : Je pense que, si on en appelle de toutes nos forces à des choses bonnes et profondes, elles finiront par avoir de l’effet. Cela peut marcher, mais il est clair qu’il faut du temps… Il y a les bons et les mauvais. Dans un premier temps, ce sont les mauvais qui obtiennent ce qu’ils veulent, mais peu à peu les choses changent…
Maintenant que vous avez sorti deux disques sur le label Real World et que vous avez donné des concerts à travers le monde, vous êtes en quelque sorte devenue une célébrité. Si un jour le Tibet retrouve – espérons-le ! – sa liberté, y retournerez-vous ?
YL : Je n’attends que ça ! Depuis quelque temps, j’ai surtout travaillé en Occident. Toutefois, si mon « succès » peut être bénéfique à mon pays, alors je ne demande pas mieux que d’y retourner le plus tôt possible. Le Tibet a beau ne pas être libre, c’est ma maison, et je souhaite y retourner.
Vous avez dit quelque part que vous souhaiteriez que le peuple chinois puisse écouter vos chansons. Concrètement, cela vous obligerait à aller chanter en Chine. Croyez-vous cela possible ?
YL : Les Chinois sont nos voisins, et il est bon d’apprendre la culture de l’autre, de tout partager, plutôt que de se battre et de se détruire. Malheureusement, pour les autorités chinoises, la religion est un poison ; aussi, je ne suis pas sûre qu’elles viendraient m’écouter ! (rires) Mais un jour, je retournerai au Tibet.
Entretien avec HECTOR ZAZOU
Hector ZAZOU : Yungchen avait été traumatisée par son premier disque. C’est le cas typique de l’oiseau en cage. Elle avait travaillé avec un producteur qui voulait la mettre dans une cage, c’est-à-dire la faire chanter en rythme, d’une manière tempérée par rapport aux instruments, etc., alors qu’elle ne sait pas faire ça. Elle a souffert, elle a été humiliée, elle a été vraiment traumatisée, parce que le type n’a pas compris… Il l’a mise dans une boîte et lui a dit : « Chante maintenant ! » On ne réfléchit pas comme ça, on ne pense pas comme ça ! On ne peut pas, sinon ça ne peut pas marcher ; ou alors on obtient un résultat qui est d’ailleurs celui du titre Coming Home, qui pour moi n’est pas bon. Mais ça c’était la volonté de Yungchen, donc je respecte. Si elle veut se mettre en prison et qu’on l’aide à aménager sa cellule, d’accord ; je ne pense pas que ce soit très bien mais si c’est son truc… Et là, je trouve que sa voix n’est pas libérée, parce qu’il faut qu’elle fasse attention au rythme, à la justesse d’instruments tempérés, donc elle ne peut pas se permettre des approximations tonales qui font le charme de sa voix.
Elle voulait que ce soit un duo, avec je ne sais plus trop qui… Je pense qu’elle ne devrait pas chanter en anglais. Mais elle est très têtue. On ne lui fera pas faire ce qu’elle ne veut pas faire. Il faut négocier… Mais il n’y a eu aucune tension.
Comment se sont déroulées les séances de travail ?
HZ : Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais ça a été un travail très délicat, comme avec une personne d’une autre planète. Il a fallu que j’essaie vraiment de comprendre comment elle fonctionnait, essayer de trouver des passerelles pour communiquer, pour la mettre à l’aise dans des situations où elle ne l’était pas, utiliser des ruses…
Il y avait des choses étonnantes. Par exemple, je jouais des parties de piano et je lui disais : « Voilà, tu vas essayer de chanter ça. » Elle était à côté de moi, elle chantait parfaitement. La même chose dans son casque, elle n’arrivait plus à chanter ! Il y a une question de proximité physique. Il a fallu que je trouve une ruse pour me mettre avec elle dans le studio au moment du chant, jouer les choses en même temps qu’elle, mais faire en sorte que le son ne passe pas.
Aussi, pour ne pas qu’on entende le piano, on faisait le premier couplet ensemble et après je disais : « Hop ! » et je m’arrêtais. Et elle continuait parfois jusqu’au bout sans détonner d’un micro-intervalle. Quand on la lance, elle peut garder la tonalité jusqu’à la fin, ensuite elle a une espèce de perfection. D’autres fois elle pouvait déraper, mais ça c’est humain. Il y a eu tout un processus qui fait qu’on s’est vraiment bien entendus.
Ça m’a passionné de voir comment sa perception de la musique était différente. Parce que je crois que, dans sa compréhension intellectuelle de la musique, une musique qu’elle ne voit pas n’existe pas. Quelque chose qui vient dans son casque, même très fort, elle ne l’entend pas. Elle a besoin de voir pour entendre. On pense que c’est un fait acquis : une note, c’est une note. Mais pour elle, il faut que la note existe. Elle a toujours chanté seule ou alors avec un joueur de guimbarde. Elle le voit donc je suppose qu’il y a dans son cerveau association du geste du musicien et de la note.
C’est curieux ce phénomène de perception. Ça je m’en suis aperçu au bout de deux-trois jours. Et le producteur qui avait travaillé sur son premier album s’était arraché les cheveux à cause de ça ! Ils s’étaient engueulés… Petit à petit, au fur et à mesure qu’elle prenait confiance, on pouvait se permettre de la faire chanter sur des passages déjà enregistrés, et même de la faire improviser. Parfois c’était catastrophique, et parfois c’était magique, ou bien ça ne fonctionnait pas parce que, de temps en temps, elle percevait des choses.
Est-ce qu’il y avait des sons qui la choquaient ?
HZ : Non, on a défini au départ une charte de sons. Elle m’a demandé d’être le plus léger possible sur les percussions parce qu’elle n’aimait pas trop ça. Je voulais utiliser des instruments comme la guimbarde, elle n’en a pas voulu. Au fond, elle était assez moderniste.
Il y a en effet pas mal de violon et de guitare électrique !
HZ : Ça lui plaisait beaucoup, ça ! En fait, elle n’avait pas envie d’une semi-modernité. C’est-à-dire lui mettre des instruments traditionnels mais qui n’étaient pas tout à fait adaptés à la musique tibétaine, ça la gênait beaucoup. Je ne parle pas du kantele ou des choses comme ça, qui sont trop différents, mais tout ce qui pouvait être chinois, même hormis le côté politique, lui rappelait des choses qu’elle n’aimait pas. C’est une musique qu’elle ne trouvait pas très intéressante. Même des trompes tibétaines, parce que c’est autre chose. Elle disait : « C’est une autre musique, ce n’est pas MA musique. »
Tout ce qui pouvait lui rappeler le Tibet ou la Chine, des choses qu’elle avait déjà entendues, elle pensait que ça ne correspondait pas à sa personnalité. Après, le reste, c’était l’inconnu. Cela dit, elle a accepté les voix du groupe touva SHU-DE. Là, j’ai un peu insisté parce que je trouvais que le résultat était beau ; il était quasiment tout acoustique, très mystérieux, ça donnait une espèce d’identité. On a fait un compromis. Elle a dit : « D’accord pour le chant, mais pas pour les instruments. » Donc j’ai enlevé tous les instruments et il y a eu l’idée de la guitare. Là, elle était très excitée !
Il y a aussi ce morceau où elle chante en harmonique ?
HZ : Ah ! oui, alors ça c’est une ruse ! Comment la faire chanter sans qu’elle entende son autre voix en changeant la tonalité ? Comme elle a cette capacité de chanter sans détonner, en gardant la même note du début à la fin, il suffit de la faire démarrer sur une note quelconque et de la faire chanter, mais il ne faut pas lui faire écouter les autres voix.
Normalement, quand on fait de l’harmonie dans un studio, le chanteur enregistre la première voix, ensuite il dit « vous me passez la voix » et rechante dessus. Là, pas question ! C’est elle qui a fait toutes les voix, séparément, sans entendre les autres. Sinon, elle travaillait d’une manière assez curieuse. Elle se réveillait à cinq heures pour faire ses prières, elle me réveillait à cinq heures et demi, et on était à six heures au studio. Elle disait qu’elle avait besoin de la pureté du matin pour chanter et on a fait 90 % des prises entre six heures et neuf heures du matin.
Après, au fur et à mesure que le temps passait, les arrangements commençaient à se faire, je lui disais : « Est-ce que tu ne veux faire refaire ça ? » Alors parfois, elle rechantait dans la journée. J’ai bien aimé ça aussi. Et la fin de la séance, c’était le petit déjeuner.
Bien avant, vous aviez produit également le disque de la chanteuse touva, SAINKHO (album Out of Tuva). La façon de travailler avait-elle été la même ?
HZ : C’était tout à fait différent, parce que SAINKHO fait aussi de la musique expérimentale et connaît bien le jazz. Avec Yungchen, c’était une approche très naïve, très fraîche, et aussi très mystique. Elle disait ses prières dans le studio, entre les prises. J’ai bien aimé, même si ça a représenté beaucoup de boulot.
Article et entretiens réalisés par Stéphane Fougère
(Merci à Sam Doherty pour son aide lors du second entretien)
– Photos : Sylvie Hamon
(Entretiens originaux publiés dans ETHNOTEMPOS n°2 – mai 1998 et dans
ETHNOTEMPOS n°5 – octobre 1999)
Discographie Yungchen LHAMO
◊ Tibetan Prayer (1995)
◊ Tibet, Tibet (1997, Real World / Virgin)
◊ Coming Home (1998, Real World / Virgin)
◊ Ama (2006, Real World / Virgin)
◊ Yungchen LHAMO & Anton BATAGOV – Tayatha (2013, Cantaloupe Music)
Quelques Participations :
◊ WOMAD Live At The Carnival Of Venice (1 morceau enregistré live) (1996, WOMAD)
◊ The Tibetan Freedom Concert (2 morceaux enregistrés live) (1997, Capitol Records)
◊ Fès – The Spirit Of Fès (Festival Des Musiques Sacrées Du Monde) (2 morceaux enregistrés live) (2004, Le Chant du monde)
Site : www.yungchenlhamo.com