Emmanuel BORGHI TRIO – Watering the Good Seeds
(Le Triton)
Enregistré il y a un an au Triton, ce superbe album d’Emmanuel BORGHI, en trio avec Théo GIRARD à la contrebasse et Ariel TESSIER à la batterie est paru récemment. Le packaging est on ne peut plus simple : un délicat pastel réalisé par Naoko PAGANOTTI (la famille n’est jamais loin) couvre le recto de la jaquette de cet album qui, mieux qu’un long discours, se borne à citer Mahatma GANDHI : « Vis comme si tu devais mourir demain, apprends comme si tu devais vivre toujours ».
Et c’est bien de ce savant équilibre entre urgence de l’instant et projection vers l’avenir que relève Watering the Good Seeds dont le projet semble bien être, en effet, d’arroser les bonnes graines. Ces bonnes graines avaient déjà été semées, et l’expérience jazzistique d’Emmanuel BORGHI ne sera une découverte que si vous avez manqué les épisodes précédents : participations multiples auprès de MAGMA, OFFERING, ALIEN (trio très coltranien avec Christian VANDER à la batterie), ONE SHOT, HIMIKO (nom d’une formation créée avec son épouse, l’excellente chanteuse Himiko PAGANOTTI), NAMEKUJI, NHX, CAILLOU, etc.
La formule trio ici déclinée, si elle a quelque caractère conventionnel de par l’instrumentation (piano, contrebasse, batterie), ne l’est que sous cet angle. Le parcours riche de Emmanuel BORGHI le conduit ici à nous proposer un album qui, certes, s’inscrit dans le contexte du jazz, mais, en filigrane, c’est bien son parcours d’explorateur musical qui caractérise les huit pièces qu’il nous livre ici, en bonne compagnie.
Théo GIRARD nous offre ici un son plein, un jeu précis, que ne renieraient pas ses maîtres Olivier SENS ou Miroslav VITOUS. Son jeu s’imbrique à merveille avec le piano d’Emmanuel BORGHI et la batterie d’Ariel TESSIER, batteur exceptionnel qui appuie sa forte expérience de jazzman sur une formation de percussionniste classique de près de dix ans au Conservatoire de Pau.
L’opus se décline en huit pièces, qu’encadrent une ouverture et une conclusion. L’ensemble témoigne de la vitalité de ce trio de jazz créatif, inventif et inspiré, qu’en d’autres temps n’aurait pas renié un Chick COREA qui enregistra en 1971 l’album ARC avec Dave HOLLAND à la contrebasse et Barry ALTSCHUL à la batterie dans des couleurs apparentées, mêlant les espaces de liberté à des trames structurées qui leur confèrent leur cohésion.
O pening nous invite à visiter les couleurs enveloppantes autour desquelles va se déployer l’album. Une introduction de batterie aux timbres précis circonscrit l’espace sonore qui caractérise l’album : la prise de son de Philippe TEISSIER DU CROS, qui en est le maître d’œuvre, restitue à merveille à la fois l’intimisme du trio et sa grande maturité musicale -malgré la jeunesse de cette formation dont on sent, cependant, d’ores et déjà, qu’une osmose solide la cimente.
Avec Sneaky Thoughts nous entrons dans le vif du sujet. Un tempo soutenu, une main gauche de piano que la chaleur de la contrebasse soutient de la rondeur de son timbre, la pièce bouillonne et nous entraîne dans son enthousiasme partagé.
Si Round Twelve est l’occasion pour Emmanuel BORGHI de décliner des harmonies qui ne sont pas sans évoquer la veine d’inspiration qu’il déploie dans le quartet ONE SHOT (lien vers l’article récent consacré à ce groupe), No Hurry fait groover la batterie sur un ostinato de contrebasse que rejoint bientôt le piano dans une humoristique marche harmonique qui semble retenir ses notes et les éparpille en arpèges oscillant entre dissonance et fidélité à une tonique obsédante que perturbent à peine triolets et syncopes.
L’archet de Théo GIRARD ouvre Choice sur un mi bémol dont émergent peu à peu les harmoniques qui vont servir de toile de fond aux accords du piano d’Emmanuel BORGHI. Ici le temps est suspendu, les frôlements de cymbales de Ariel TESSIER se mêlent aux accords hésitants du piano, qui s’enrichissent dans leur cheminement de l’aigu vers le grave, puis la main droite, très lyrique devient une brise frémissante bientôt nourrie par l’ensemble du trio dans une atmosphère très libre qui réussit, à travers ces prises de liberté, à maintenir sa cohésion intimiste. La dentelle dense de Choice s’arrête soudain, comme suspendue, retenant son souffle, ouvrant la voie à la pièce suivante.
Roads Cross, au parti pris très swing que confirme encore la dimension d’osmose de ce trio plus que prometteur, nous fait partager ses espaces sonores euphoriques et vivifiants.
Un magnifique arpège en 5/4 déploie ses arabesques tantôt sombres tantôt lumineuses tout au long de For S.R., arpèges prolongés par une main gauche de piano appuyée par la contrebasse sur un thème à dix temps et au cours duquel le piano puis la batterie interviennent librement.
La Conclusion revient ici au piano seul qui décline ses accords mystérieux – on se prend à évoquer SCRIABINE (*) – et laisse l’album en suspens, et l’auditeur sur l’espérance d’un nouvel opus et, surtout, d’une perspective de prestation publique, car il est évident que la dimension osmotique de la musique du trio a vocation à être décuplée sur scène. Le fait que l’enregistrement ait été réalisé – et co-produit – dans le cadre de la scène mythique du Triton, qu’Emmanuel BORGHI a aussi fréquentée comme pianiste de MAGMA, n’est probablement pas étranger à l’émergence de cette osmose du trio. Bonne écoute !
Philippe Perrichon
Label : https://www.letriton.com/shop/fr/cd-dvd/225-emmanuel-borghi-trio-watering-the-good-seeds.html
(*) A l’instar d’un Bèla BARTOK, Alexandre SCRIABINE poussa l’exploitation du système tonal aux portes du dodécaphonisme, système de composition ou chacune des douze notes a le même poids dans les constitutions harmoniques et mélodiques, ce qui évite l’ancrage dans la tonalité. À l’écoute de cet album, il semble que le dodécaphonisme soit une des sources d’inspiration d’Emmanuel BORGHI.