Indochine : Cambodge, Laos et Viêt Nam – Musiques et Chants traditionnels

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Indochine : Cambodge, Laos et Viêt Nam – Musiques et Chants traditionnels
(Frémeaux et Associés)

En matière de publications d’enregistrements d’archives relatifs à des traditions musicales, le choix des termes pour en désigner l’origine est assez révélateur d’un parti-pris qui peut être orienté culturellement, mais aussi politiquement. Il est en effet notoire que les réalités géopolitiques ne s’accordent pas toujours (c’est un euphémisme) avec l’histoire des cultures et des traditions. Par exemple, il ne viendrait pas à l’esprit d’un éditeur occidental de publier un enregistrement de musique monastique tibétaine sous le terme « Chine ». (Il est vrai aussi que la plupart des enregistrements de ce type de musique sont souvent effectués au Népal ou en Inde, la culture tibétaine ayant dû se déporter pour ne pas disparaître…). Aussi peut-on, dans le cas du coffret de 3 CDs qui nous occupe, être perplexe dans le fait d’y avoir réuni des enregistrements de trois pays d’Asie du Sud-Est (en l’occurrence le Cambodge, le Laos et le Viet Nam) sous le titre général Indochine.

Bien sûr, on pourrait arguer que ce nom désigne avant tout une réalité géographique, soit la péninsule du continent asiatique cernée entre le sud de la Chine et l’est de l’Inde. Mais alors on aurait pu intégrer à ce coffret des enregistrements de musiques traditionnelles de Thaïlande ou du Myanmar pour avoir un panorama complet sur le sujet, ce qui n’est pas le cas.

De plus, les trois pays représentés par ce coffret sont précisément ceux qui faisaient partie, de 1887 à 1954, du territoire désigné sous l’appellation Fédération indochinoise de l’ancien Empire colonial français. En conséquence, on peut se demander si le choix de regrouper ces enregistrements sous le nom Indochine ne relève pas d’une vision du monde sud-asiatique nimbée de nostalgie colonialiste (au risque d’entretenir également une certaine confusion auprès d’un public qui croirait avoir affaire à un coffret inédit d’un certain groupe de pop française…)

Néanmoins, ce choix du terme Indochine serait cohérent si les enregistrements en question dataient effectivement de l’époque où l’Indochine coloniale existait. De plus, le fait d’avoir également choisi pour illustration de pochette une photo en noir et blanc joliment stylisée représentant des musiciens et des danseurs laotiens et qui date a priori de la première moitié du XXe siècle va dans ce sens. Qui plus est, le livret qui accompagne ce coffret est lui aussi garni de plusieurs anciennes photos de cette époque. D’autres éditeurs discographiques ont déjà fait ce choix de publier de très anciens enregistrements de terrain (qui sont parfois des rééditions de vieux 78 tours) avec une illustration de pochette tout aussi ancienne, dans le but de donner à l’auditeur une idée sur les origines de ce qu’il va entendre, ainsi que sur leur caractère « authentique » parce qu’ancien (comprenez : avant le développement du tourisme de masse).

Mais autant le préciser de suite, les enregistrements contenus dans ce coffret ne sont pas aussi anciens que son titre ainsi que sa photo de pochette le laissent entendre. En l’occurrence, les Musiques et chants traditionnels ici présentés ont été captés à une époque bien plus récente, où le territoire de l’Indochine française n’est plus qu’un (lointain ?) souvenir, et où a fortiori le Cambodge, le Laos et le Viêt Nam sont devenus indépendants.

Doit-on pour autant crier à la supercherie éditoriale ? Disons que cette publication entretient en façade une certaine ambiguïté, sans pour cela tromper radicalement sur son contenu. Car si le libellé du titre sur la pochette recto du coffret ne livre aucune précision sur la datation des enregistrements, sa pochette verso contient une ligne d’information qui en dit plus long : « Coffret de 3 CD produits et enregistrés par François JOUFFA en 1995, 1998 et 2003 ». Nous voilà donc rassurés sur la probité du label, lequel est réputé pour son catalogue riche en archives sonores de tous ordres.

De plus, tout récents que sont ces enregistrements (bon, ils remontent à une trentaine d’années quand même…), ils dévoilent des pratiques musicales relevant de coutumes séculaires et qui avaient donc très probablement cours durant l’époque de l’Union indochinoise, les colons français ayant généralement pu être friands d’exotisme culturel… En conséquence, on peut aisément se persuader avec ce coffret 3xCD que l’on écoute des musiques provenant de cette époque indochinoise, mais bénéficiant d’une clarté d’enregistrement toutefois supérieure à celle que présenterait des captations effectuées à ladite époque.

Le réalisateur de ces enregistrements « in situ », François JOUFFA, journaliste et animateur radio des années « yéyé », n’est du reste pas un inconnu pour les connaisseurs du label Frémeaux et Associés puisqu’il a déjà pourvu celui-ci (ainsi que d’autres labels français) de plusieurs réalisations discographiques de nature ethnomusicologique, avec un intérêt tout particulier pour l’Amérique centrale et du Sud et, surtout, l’Asie (à titre d’exemple, voir notre chronique de la réédition de son premier album ethnomusicologique, Katmandou 1969 : La Fête de la Petite Déesse vivante).

Et dans tous ses voyages, c’est équipé d’un Nagra 4-S, de deux micros Sennheiser et de cassettes BASF que JOUFFA a effectué ses enregistrements ; autant dire « à l’ancienne », avec de bonnes vieilles bandes magnétiques, le bonhomme ne goûtant guère le son numérique.

Co-réalisé et co-produit avec sa complice Susie Jung-Hee JOUFFA, ce coffret Cambodge, Laos et Viêt Nam permet à François JOUFFA de « boucler sa boucle » consacrée aux musiques d’Asie du Sud-Est, puisqu’il était déjà l’auteur, pour Frémeaux et Associés, de deux albums portant sur les traditions musicales de Thaïlande (Musiques et chants du Triangle d’Or et Koh Samui authentique : Thaïlande 1989-1998) et de l’album Viêt-nam : Hanoï et Hué. Puisque trois pays sont représentés dans ce coffret, chaque CD est consacré à un pays différent. Cependant, il ne s’agit pas de compilations présentant un panorama de divers musiciens et styles musicaux et captés à des endroits et à des moments différents. Au contraire, les enregistrements de chacun des CD se distinguent par une unité de lieu, de date et de « personnel musical ».

Ainsi du premier CD, consacré à des musiques et chants traditionnels du Cambodge et dont les douze pistes ont toutes été enregistrées en juin 1998 à Phnom Penh dans un ancien studio insonorisé mais désaffecté depuis la prise de la ville par les Khmers rouges. En lieu et place des plus courantes productions discographiques vantant la préciosité des musiques palatines interprétées par des musiciens du Ballet royal du Cambodge, des danses de cour Apsaras ou des ensembles « pinpeat », nous découvrons sur ce disque les raffinements de musiques plus populaires accompagnant des chants de travail, de mariage, de vie sociale ou de sagesse, interprétés par une chanteuse, un chanteur et un ensemble instrumental composé de deux vièles à deux cordes (le « trô sau thom » en bambou, et le « trô ou » en coco), d’une cithare khmère « kim toch », d’un xylophone « roneat ek », d’un sitar khmer « takhe », de percussions « skor daey » et de petites cymbales « chhing » qui génèrent des musiques assez alertes, dynamiques et enivrantes.

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Le deuxième CD nous entraîne au Théâtre royal de Luang Prabang, au Laos, en 2003, pour écouter neuf artistes – une chanteuse et huit musiciens – interpréter des musiques et des chants issus du Phra-Lak Phra-Ram, la version lao de la célèbre épopée indienne connue sous le titre Ramayana. Et là encore, contre toute attente, l’instrument lao le plus populaire, l’orgue à bouche en bambou appelé le « khène », ne s’y fait pas entendre. En revanche, on y entend une vièle « so-ô », des xylophones (le « ranat ek » aigu à 21 lames et le « ranat thoum » basse à 16 lames), le « kong » (un ensemble de 16 gongs basse), le tambour « kong that », un petit et grand tambours et des cymbalettes, l’ensemble créant une atmosphère suave et grisante. Des extraits de l’épopée Phra-Lak Phra-Ram alternent avec des chansons folkloriques et des musiques traditionnelles cérémonielles.

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Enfin, nous nous dirigeons au Viêt Nam avec le troisième CD, dont les enregistrements ont été réalisés au théâtre de Cai Luong à Hanoï, en 1995. Nous sommes conviés à écouter des musiques et des chants du Nord Viêt Nam (correspondant au Tonkin durant la période indochinoise) interprétés par la Compagnie de la Cloche d’or Chuong Vang, qui comprend 12 artistes : quatre chanteuses (dont une certaine Huong THANH, bien connue en France), quatre chanteurs et quatre musiciens. L’instrumentation comprend un « dàn nhi » (vièle à 2 cordes), un « gui ta go » (guitare acoustique) et deux cithares, le « dàn tranh » en forme de lune, et le « dan thap luc » à 16 cordes. Par contre, le luth monocorde « dàn bâu », le hautbois « kèn » et les instruments percussifs de type tambours, cymbales et cliquettes à sapèques brillent par leur absence ; on ne peut pas tout avoir.

De fait, l’Ensemble Choung Vang déploie une musique mélodieuse à tonalité très « musique de chambre » qui caresse facilement l’oreille. Les thèmes des chansons sont assez similaires à ceux que l’on trouve dans la musique chinoise, c’est-à-dire qu’il y est question de la clarté de la lune, de son reflet dans la nuit automnale, de l’écoulement de l’eau d’un fleuve, d’un pêcheur qui s’arrête de ramer pour s’adonner à la contemplation, d’une jeune fille qui « traverse le fleuve » (comprenez : qui abandonne le cocon familial pour se marier), de la séparation d’un couple due à la guerre, du souvenir d’un être aimé, de l’apparition du printemps ou encore d’un oiseau chimérique sacré qui symbolise la liberté et la paix.

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Bien que la musique vietnamienne soit plus proche de la culture chinoise, se distinguant des musiques cambodgienne et laotienne, aux racines plus indiennes, les musiques réunies dans ce coffret, chacune à leur manière, dégagent les mêmes parfums d’éternité soyeuse, de poésie délicate et de rêverie veloutée. L’écoute de ce coffret esthétiquement cohérent promet donc de précieux moments d’évasion intérieure (près de trois heures d’écoute), et il n’est nul besoin d’avoir connu ou rêvé l’époque coloniale de l’Indochine pour se laisser envoûter par ces mélodies, ces rythmes et ces sons du Sud-Est asiatique dont on n’a pas fini de savourer les secrets.

Stéphane Fougère

Page label : https://www.fremeaux.com/fr/7366-indochine-cambodge-laos-et-viet-nam

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