John GREAVES : Du chant, de la vie en pRrose

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John GREAVES

Du chant, de la vie en pRrose

Il n’est nullement obligatoire de faire de la musique « dinosaurienne » pour prouver que l’on est un créateur hors-normes et stimulé par l’idée qu’un langage musical sophistiqué puisse épanouir l’esprit humain, en quête d’une nécessaire et salubre transformation du monde. Quelquefois, une chanson suffit.

Transfuge de HENRY COW, cellule révolutionnaire paradoxalement érigée en institution de la culture « autre », John GREAVES a trouvé dans le format pop-song le type d’expression qui lui convient le mieux, tout en se préservant savamment des balisages limitatifs de la pop mercantile.

On peut même dire que l’expérience de John GREAVES, tout à la fois bassiste, pianiste, chanteur et compositeur, est de celles qui procure une authentique et profonde respiration nourrie aux quatre vents dans un domaine trop gangrené par les préoccupations économiques de la culture prétendue populaire.

De fait, l’œuvre de John GREAVES, polymorphe mais toujours déterminée par la même exigence, a toujours été honteusement marginalisée. Il n’y a donc que les tenants des musiques nouvelles et sophistiquées pour lui accorder quelque grâce. La preuve : RYTHMES CROISES/TRAVERSES a décidé de lui accorder plusieurs pages.

Pour avoir navigué dans les collectifs les moins conventionnels (HENRY COW, NATIONAL HEALTH, SOFT HEAP…) et côtoyé les personnalités les plus incorruptibles (Peter BLEGVAD, David CUNNINGHAM, Carla BLEY, Michael NYMAN, Robert WYATT, Michael MANTLER…), John GREAVES s’est tracé un parcours impensable qui concilie des mondes pourtant habitués à se faire la gueule les uns les autres. Il était donc temps de s’attarder sur son compte, surtout depuis que Voiceprint s’est fendu de la réédition de ses œuvres principales sur une vingtaine d’années de carrière soliste.

Nous avons rencontré John GREAVES dans le contexte qui lui sied le plus, c’est-à-dire après un déjeuner copieux et convenablement arrosé. Notre homme, gallois de naissance, n’a pas choisi la France comme territoire d’adoption par pur hasard !

Entretien avec John GREAVES

Back where I began

John, tu as au départ été connu comme bassiste. Comment en es-tu venu à privilégier le chant et le piano ?

John GREAVES : J’ai fait quelques années de piano quand j’étais très jeune, comme presque tout le monde. J’ai rapidement laissé tomber parce que s’il y a une façon de tuer la musique c’est bien en prenant des leçons de piano, c’est sûr !

Ensuite, mon père m’a acheté une guitare basse afin que je joue dans son orchestre de balloche. J’ai joué avec lui pendant cinq ans, jusqu’à l’âge de 18 ans. Et là, c’était clair que j’avais envie de continuer dans la musique.

J’ai commencé à composer à Cambridge, où j’ai rencontré Fred FRITH et Tim HODGKINSON. On s’est mis à composer ensemble, alors que je n’avais aucune formation officielle. Il faut dire que Fred et Tim étaient assez brillants. Pour ma part, j’ai commencé à faire des choses simples, puis plus compliquées, et après trop compliquées ! Et je suis revenu à des choses plus simples… Mais c’est pas seulement deux accords non plus ! Depuis une dizaine d’années, je me suis beaucoup intéressé à la chanson ; c’est une forme qui me plaît. J’aime qu’il y ait un beau mariage entre le texte et la musique. C’est une exploration que je poursuis toujours… N’empêche que j’ai fait des trucs instrumentaux, aussi.

Vers quelle époque as-tu composé des chansons ?

JG : En 1969, avec le groupe HENRY COW. On jouait, on répétait et on vivait ensemble, dans la même maison. Il y avait vraiment de la solidarité, quoi. Et quand tu as des musiciens sur place pour jouer tes morceaux, tu apprends à composer plus vite. Tu écris, tu découvres, tu avances et, avec un peu de chance, tu arrives à faire des choses bien. C’était pas le cas au début, c’est sûr !

Donc, je me suis mis à chanter sur quelques morceaux, et puis on a embauché Dagmar (KRAUSE), on a fait des trucs assez ambitieux… Mais parallèlement, pendant ces années, j’ai commencé à composer des chansons avec Peter BLEGVAD. Il s’est trouvé en fait que ces chansons ne trouvaient pas leur place dans HENRY COW, c’était clair. Je n’ai pas voulu forcer dans ce sens, car HENRY COW a trouvé sa propre identité, et c’est très bien comme ça. Mais j’ai senti que, si je voulais continuer mon propre chemin, il fallait plutôt que je quitte le groupe, et c’est ce que j’ai fait.

Peter BLEGVAD, tu l’as connu à l’époque où il faisait SLAPP HAPPY ?

JG : Non, j’ai connu Peter quand il était avec FAUST, à son grand étonnement, d’ailleurs ! Il ne savait pas du tout ce qu’il faisait là-dedans, et il y jouait de la guitare… mal ! La première fois que j’ai rencontré BLEGVAD, c’était dans les loges, avant qu’il fasse une tournée avec FAUST. Il était horizontal et ils l’ont porté sur scène, raide ! Sans déconner, il était complètement raide ! Je n’ai jamais vu un mec aussi saoul aller sur scène et arriver à faire quand même quelque chose d’assez cohérent. C’était grandiose, en fait. Mais il n’est pas resté longtemps avec FAUST. Après, il y a eu l’histoire de SLAPP HAPPY qui, par ailleurs, vient de sortir un nouveau disque.

Donc, la première chanson que Peter et moi avons écrite pour SLAPP HAPPY, c’est Bad Alchemy, qui figure sur l’album Desperate Straights. Plus tard est sorti le premier disque entièrement conçu de mes compositions avec BLEGVAD, Kew. Rhone., qui, vingt ans après, vient de ressortir en CD-ROM.

Of Kews and Rhones

Kew. Rhone. est donc votre première grande collaboration. Quel en est le concept ?

JG : Tout le monde le voit comme un concept album, mais il n’y a pas vraiment de concept ! (rires)

Il y avait tout de même une approche textuelle et un traitement musical assez particuliers.

JG : Oui, on a voulu développer la relation entre les paroles, la musique et l’image. Avec Peter, on a beaucoup parlé de la manière de trouver l’entrée phénoménologique dans l’histoire. Car il y a beaucoup d’aspects phénoménologiques là-dedans, et même métaphysiques. C’est quoi, cette affaire de tube ?de pipe-line ? En fait, c’est une espèce d’interactivité, bien avant l’heure. Tu peux écouter la musique, tu as les petites poches d’images avec le texte et tu ne peux le comprendre sans regarder la pochette et suivre l’histoire des images. Mais on a aussi voulu garder le sens de l’humour pour éviter de virer au pompeux. Et j’espère que c’est réussi ; je crois que c’est assez drôle, c’est le jeu.

Dans l’esprit, il y avait quand même quelque chose qui s’apparente à ce que tu avais fait avant dans HENRY COW ?

JG : Inévitablement. Mais j’ai aussi voulu changer, m’échapper un peu de ça. Il m’aurait été facile de demander à Chris CUTLER de jouer de la batterie, ou à Fred de la guitare, mais je ne voulais pas. Je n’avais aucune rancune, mais je voulais faire autre chose. Et j’ai eu la chance d’aller à New York pour faire Kew. Rhone., chez Carla BLEY quand même ! Et MINGUS est même passé nous voir ; et ça, ça a été une bénédiction pour moi !

Donc, pour le poste de batteur, je voulais prendre quelqu’un qui n’avait rien à voir avec Chris, et le choix s’est porté sur Andrew CYRILLE, grand batteur de free-jazz. Il jouait complètement free partout où il voulait. Mais il souhaitait quand même avoir une partition  et comprendre ce qu’était un 7/8, un 5/8, et j’étais assez gêné d’apprendre à ce géant du jazz comment jouer en 5/8. C’est pas son truc, bordel ! Et ça s’entend, d’ailleurs ! (rires) Mais le résultat est vachement bien, c’est ce qui donne le côté un peu bancal, bizarre.

Musique à dîner

JG : Pendant trois mois, Peter BLEGVAD et moi, on a bossé dur, surtout pour faire les paroles parce que Peter n’est pas rapide. Il est trop conscient de la valeur d’un mot… Des fois, il ne trouvait qu’un mot par jour, mais quel mot ! Et puis tout est allé assez rapidement.

En plus, on n’avait plus d’argent, on avait dépensé tout le petit budget offert par Virgin. Mais on avait sympathisé avec Carla, que j’avais connue un peu avant, et Michael MANTLER, que je rencontrais pour la première fois et qui était ingénieur du son ; et c’était clair qu’on n’allait pas finir le disque sans eux. C’est pour ça qu’on a écrit sur la pochette : « We are (litteraly) indebted to Mike and Carla for all their kindness. » C’est vrai : sans eux, on n’aurait pas fini.

Carla n’était pas censée être sur le disque. En fait, elle était là pour faire la bouffe ! (rires) Si je ne m’abuse, la photo dans son disque Dinner Music, c’est elle devant son four et dedans il y a notre dîner, nos raviolis ! (rires) En plus, elle cuisine très bien. Sinon, elle ne joue pas de piano sur l’album, mais un peu de saxophone, et je crois que c’est le seul disque où elle en joue. Et elle a aussi commencé à chanter un peu. Cette femme, elle a une présence très forte, c’est un génie. Elle a fait un travail parfait. Tous deux nous ont soutenu de A à Z, et on leur en a été très reconnaissants.

Et le disque est finalement sorti, chez Virgin en plus.

JG : Oui, il est sorti le même jour que Nevermind the Bollocks, qui a eu un autre chemin… C’était vraiment le temps où il fallait tout changer ! Kew. Rhone., c’était le dernier disque d’une époque.

Sécurité sociale et Petit Commerce

Tu as joué aussi avec NATIONAL HEALTH. C’était un peu avant ou après Kew. Rhone. ?

JG : Je ne sais plus… Non, c’était après, quand je suis rentré de New York. Dave STEWART m’avait appelé… J’ai fait deux disques avec eux, et on a tourné pas mal. J’ai été assez content de retrouver la basse et de rejouer des trucs plus compliqués. J’ai écrit un morceau assez long, Squarer for Maud, dont je suis assez content. Encore une fois, c’est un privilège d’avoir de bons musiciens pour jouer les compositions que tu fais.

Par la suite, si l’on en juge par des albums comme Accident et Parrot Fashions, tu as décidé de changer d’horizon musical.

JG : Ce n’est pas vraiment une décision que j’ai prise comme ça, subitement ; cela correspondait au choix d’explorer le format chanson et de développer la relation entre les paroles et la musique parce qu’on peut aller loin dans cette voie sans que ce soit trop compliqué ou difficile à écouter.

Ces disques ont donc récemment été réédités chez Voiceprint.

JG : Voiceprint ou Blueprint ou Resurgence, c’est la même maison de toute façon. Le patron, Rob AYLING, est très honnête, il fait les choses qu’il aime bien. Mais comme tous les petits labels, il est obligé de sortir trop de disques, c’est ça le problème. Si tu ne vends pas un disque à un million d’exemplaires, il te faut vendre deux cent disques à mille exemplaires. Il m’a donc proposé de ressortir mon ancien catalogue puisque j’avais récupéré les droits de tous mes anciens disques, même de Kew. Rhone. Surtout de Kew. Rhone. !

Ça n’a pas dû être facile de négocier les droits avec Virgin ?

JG : Ce ne serait plus possible aujourd’hui avec EMI ! Mais à l’époque, Virgin était encore gentil. Bon, Richard BRANSON n’a jamais compris quoi que ce soit à la musique. Il s’en fiche complètement, c’est pas son truc. En revanche, son collègue Simon DRAPER, oui ! Mais Virgin a grandi, il n’y avait plus de place pour des trucs comme Kew. Rhone., alors ils ont cédé les droits. Kew. Rhone. est ressorti chez Europa, chez Celluloïd, il est sorti au Japon je crois et, finalement, il ressort en CD-ROM chez Voiceprint, avec les autres. Ça fait beaucoup de disques, quand même ! (sourires)

D’alchimie et de maçonnerie

Avec Peter BLEGVAD, tu as fait un autre disque récemment, Unearthed. C’est surtout du texte récité avec un habillage musical, à part une chanson, The Only Song, comme son nom l’indique.

JG : Je crois que Peter et moi, on bossera ensemble jusqu’à la fin de nos jours. C’est un peu inévitable parce que je joue aussi sur ses disques en tant que bassiste… Unearthed est une proposition qui avait été faite par un petit label belge intéressant, Sub Rosa. Ils voulaient que je fasse la musique. Peter avait envie d’explorer des textes sans être confiné dans la structure d’une chanson. J’ai trouvé ça très intéressant parce que texte et musique sont devenus assez symbiotiques, tu ne peux pas les séparer. Enfin, si, tu peux écouter la musique d’une part et lire les textes d’autre part, mais les deux ensemble peuvent créer l’ambiance d’un concept spécial.

Les textes ont par ailleurs été publiés dans un recueil ?

JG : La plupart, oui. Pour Peter, c’est très dur d’écrire un texte à partir d’une musique déjà écrite. Non qu’il soit fainéant, au contraire, il aime beaucoup bosser. Mais quand tu lui donnes un thème, il est obligé de tailler ses mots, et il n’aime pas le faire. La dernière fois que nous avons suivi ce processus, c’était pour l’album de THE LODGE, avec la chanson The Song. « Voilà : This is THE song ! Ne m’embêtes plus ! », en quelque sorte… Moi, je préfère aussi bosser dans l’autre sens : avoir le texte d’abord, c’est plus organique. Le texte peut te diriger dans un sens que tu ne trouveras pas ailleurs.

L’album de THE LODGE est lui aussi ressorti en CD. Peux-tu en parler ?

JG : THE LODGE à la base, c’est BLEGVAD et moi. On a commencé le concept de THE LODGE en même temps que Kew. Rhone. Tout peut se passer dans THE LODGE. Bon évidemment, la référence aux francs-maçons, c’est complètement bidon. Mais l’idée est quand même celle d’une société un peu bizarre. J’aime bien le disque mais, par rapport au concept, c’est pas assez bizarre pour moi, c’est un peu « straight ». Les compositions sont bien jouées mais pas terriblement mixées, ce qui est un autre problème. C’est peut-être un peu trop simple par rapport à Kew. Rhone., à SLAPP HAPPY, à HENRY COW, à tout ça…

C’est pour ça que certaines chansons sont réapparues dans Songs : la première version est bonne, mais j’ai pensé qu’on pouvait faire mieux.

Chez toi, c’est une habitude de faire plusieurs versions d’une même chanson ! On peut citer Bad Alchemy, Gegenstand, Milk, Swelling Valley, Solitary, The Song

JG : Est-ce que ça te gêne ? C’est pas du tout que je suis fainéant ! (« Un peu quand même ! » souffle Emmanuel PAYET, ingénieur du son au studio Acousti.)

Robert is stranger than John

JG : Songs est un cas particulier, je voulais avoir beaucoup de voix différentes. The Song, je pense vraiment que c’était fait pour Robert. À l’époque de THE LODGE on n’avait pas pu l’inviter, mais pour Songs il fallait évidemment l’avoir. Il a donc fallu que je le pêche, et je l’ai pêché avec Kew. Rhone., car je sais qu’il adore ce disque. Il n’a pas vraiment eu le choix. Robert est très spécial ; d’abord il n’a pas dit non, mais il n’a pas dit oui non plus ! Il m’a dit : « À la limite, je pourrais, mais pourquoi ne cherches-tu pas quelqu’un qui sait  vraiment chanter ? », avec une liste de candidats ! « Je te remercie du conseil, lui ai-je répondu, mais c’est toi que je veux ! » En fait, il n’arrête pas de bosser, mais il est très compliqué. Il m’a dit un jour – je pense qu’il ne sera pas embêté si je le cite – : « Tu sais, je ne peux supporter la plupart des choses que je fais. C’est pire que d’aller chez le dentiste ! »

Une fois qu’il a accepté, il n’a pas arrêté de m’appeler trois fois par semaine pour qu’on lui envoie une composition. Quand on est allé chez lui enregistrer les chansons, c’est comme si c’était lui qui les avait écrites. Il composait les morceaux mieux que moi ! C’est vraiment un perfectionniste d’enfer. S’il est très parcimonieux avec son talent, ce n’est pas par arrogance. Au contraire, quand il fait quelque chose, il veut que ce soit vraiment nickel.

En fin de compte, tu es entouré de gens perfectionnistes.

JG : Oui, ils sont tous perfectionnistes, tous fous à lier ! (rires)

C’est la What ?

Pour Songs, qu’est-ce qui t’as poussé à faire appel à d’autres chanteurs et chanteuses ?

JG : Parce que, d’une certaine manière, je partage le point de vue de Robert WYATT, bien qu’avec un peu plus de raison ! J’arrive maintenant à chanter, je crois, pas mal. J’ai trouvé une voix, ce qui n’était pas le cas au départ. Je n’avais même pas pensé à devenir chanteur. J’ai commencé à chanter mes chansons moi-même parce que je n’avais pas Dagmar ou Lisa HERMAN pour le faire. Je suis devenu chanteur un peu malgré moi.

En faisant un tri de mon œuvre, j’ai estimé que quelques chansons, sans fausse modestie, méritaient d’être chantées par quelqu’un qui qui chante mieux que moi. L’histoire a un peu commencé avec Susan BELLING. Elle m’avait contacté, je suis allé la voir et, effectivement, elle avait une assez belle voix. Il suffit de l’écouter chanter Swelling Valley ou Back Where We Began… Celle-là, je l’avais déjà chantée avec Sophia DOMANCICH (NDLR : CD Funerals, chez Gimini Music). Je suis fan de la chanson, mais pas du mec qui chante la chanson…

Et puis il y a eu Caroline LOEB. Là, c’est la coïncidence qui a joué. J’avais déjà contacté Caroline huit ans auparavant pour un projet que je n’ai toujours pas monté ! J’avais l’idée de faire un cycle de chansons avec des textes de Francis PONGE. Mais s’il y a quelque chose que je ne peux pas saquer, c’est la prétention. Et là, on était dans la poésie. Je ne me voyais pas faire ça avec Susan. On risquait de frôler la musique contemporaine et des fois… ça peut être gonflant, tu es d’accord ? !

Je voulais éviter cela, et j’ai pensé que la voix de Caroline serait parfaite. Je l’ai donc contactée. Elle n’a pas dit non, mais à l’époque elle avait son tube, C’est la ouate, et c’était difficile à gérer. En plus, PONGE est mort, et sa femme a refusé catégoriquement de donner l’autorisation d’utiliser ses textes…

Plus tard, je me suis retrouvé ici, au studio Acousti, pour Songs, dont l’enregistrement s’est étalé sur deux ans. C’est du reste grâce à Alain CLUZEAU, le patron du studio, que ce projet a vu le jour puisqu’il l’a coproduit. On avait déjà enregistré Robert je crois, on avait les chansons de Susan, le texte de Dylan THOMAS (The Green Fuse) que je chante, et il me semblait qu’il manquait une voix de femme. J’en parlais aux autres quand la porte s’est ouverte et Caroline est entrée, par hasard ! J’avais écrit les deux morceaux restants pour elle, en fait. En quelque sorte, Eccentric Waters, c’est mon préféré. Il y a une qualité qui m’échappe, je ne sais pas pourquoi… Caroline, c’est l’élément qui nous manquait.

Grande Fanfare pour petite bouteille

Sur le disque précédent, La Petite Bouteille de linge, il y a aussi pas mal de monde. J’imagine que l’enregistrement a dû prendre du temps…

JG : Oh!, on a été assez rapides pour le faire… Là, il faut remercier Patrick TANDIN, le patron du label La Lichère (lui aussi, il a sorti trop de disques). Il a beaucoup investi dans La Petite Bouteille de linge, et c’est lui qui m’avait présenté Alain CLUZEAU et le studio Acousti. Il y a en effet pas mal de musiciens mais pas à temps complet. Le groupe de base, c’est quand même François OVIDE à la guitare, Sophia DOMANCICH au piano, Pip PYLE à la batterie, Pierre MARCAULT aux percussions sur quelques morceaux, et moi à la basse.

Ils sont tous extraordinaires, ces gens-là. Sophia, par exemple, c’est un privilège pour moi de l’avoir. Tu sais comment elle joue Sophia, elle est extraordinaire… Et le fait que des virtuoses comme elle ou Paul ROGERS (qui joue dans Songs) soient contents d’être là fait très peur ! Il faut vraiment être efficace. En plus, le budget qu’on avait n’était pas trop extravagant non plus. Il n’y a que pour le morceau de fanfare (Le Garçon vert) qu’on s’est payé une folie, le luxe de faire un bœuf. Patrick TANDIN nous avait loué un bus des années cinquante avec une plate-forme derrière. La plupart des musiciens étaient des amateurs et on s’est beaucoup plu à le faire. Tu entends bien que les gens s’amusent et ça reste, je pense, assez cohérent.

Vous étiez dans quel état quand vous avez enregistré Dedans ?

JG : Non, il n’y a pas eu trop de beuverie… Quant au reste, il y a beaucoup de voix, dont celle de Peter KIMBERLEY, qui est un chanteur extraordinaire. Des fois, avec Peter, on a fait des séances de quatorze heures d’affilée. Il faut le faire !

Rose, c’est la vie, c’est bien sûr un hommage à Marcel DUCHAMP ?

JG : Il y a des références, mais ce n’est pas non plus une thèse. Je dois cela à mes rencontres des débuts avec Fred FRITH, Chris CUTLER, qui était un grand fan des Dadaïstes. Moi, je suis plutôt surréaliste que dadaïste. Et s’il y a bien un pataphysicien, c’est BLEGVAD ! J’ai également été influencé par Raymond ROUSSEL, Erik SATIE (pas seulement par sa musique, mais aussi par ses textes)… J’aimais l’idée d’avoir ces références à DUCHAMP dans une chanson.

Musique concrète, présence virtuelle

Là encore, il y a eu plusieurs versions de cette chanson, dont une dans l’album que tu as fait avec David CUNNINGHAM. Tiens, au fait, si tu nous en parlais ?

JG : J’ai rencontré David il y a longtemps ; c’est vraiment un chercheur. Il a très peu de moyens, mais il a fait de l’échantillonnage avant que ça existe, avec des bandes. J’aime bien sa façon de travailler, c’est l’exact contraire de la mienne. Moi, je connais un peu la théorie musicale, je sais lire et écrire la musique. David, c’est un structuraliste. Il n’a pas eu de formation musicale, mais il est plus porté sur la musique concrète. Donc, la collaboration était intéressante. Chaque fois que je passe à Londres, en fin de journée, on joue ensemble dans son laboratoire. Il y a un second disque que nous avons enregistré qui n’est jamais sorti. D’ici six mois, un an, deux ans, il sortira…

David joue aussi dans Songs, dans le morceau de Sophia, mais il n’est pas physiquement présent. Il m’a renvoyé un DAT avec cette espèce de nappe de guitare que lui seul peut faire. David, il est du genre à prendre des risques parce qu’il ne sait pas ce que sont des risques ! (rires) Des fois, on lui dit : « Cette note-ci, tu ne peux pas la mettre dans cette harmonie-là ! » Avec David, il faut discuter trois heures avant qu’il soit convaincu ! Il n’a pas la même conception de la musique…

Si grand, si vert, si troublant…

Récemment, tu as participé au disque et au spectacle de Michael MANTLER, School of Understanding.

JG : Oui, c’est la première fois que quelqu’un me prend comme chanteur ! J’en suis très content car, comme je te l’ai dit, j’ai toujours été un peu ambigu par rapport à mon rôle de chanteur. Là, tu ne pouvais pas déconner ; il y avait Jack BRUCE, Karen MANTLER et deux autres filles qui chantent vachement bien. En fait, je chante peut-être un ton au-dessus de ma tessiture. J’ai beaucoup travaillé. C’était pas facile mais, au moins, j’ai prouvé que je pouvais le faire. Et c’est Michael MANTLER qui a entièrement produit l’album.

C’est surprenant de la part de ECM, c’est-à-dire de Manfred EICHER !

JG : Oui, en effet. À aucun moment il n’est intervenu ! Je crois que Manfred EICHER devient un peu plus ouvert. Parce qu’à l’époque si ce n’était pas produit par lui, ça n’allait pas !

Solitary

Il t’est aussi arrivé de donner des concerts en solo. On t’a vu notamment à l’Hôtel du Nord, à Paris.

JG : Oui, c’est toujours un petit challenge pour moi. Je suis persuadé que si j’arrive à faire assez de chansons tout seul ça veut dire qu’elles tiennent la route. Là non plus, ce n’est pas facile parce que les chansons sont déjà assez tarabiscotées, je ne suis pas le meilleur pianiste du monde, et en plus, il faut tout faire ! C’est aussi une question d’énergie. Quand tu es seul sur scène, tu ne peux pas lâcher une seconde, il y a une relation à maintenir constamment avec toi-même et le public. Si tu diffuses une énergie trop forte, tu peux perdre ton public et si tu te situes au-dessous d’un certain niveau d’énergie, il n’y a pas d’attrait.

Parce qu’en plus à jouer tout seul, comme ça, il y a des fois où je m’ennuie ! (rires) Moi, ces chansons, je les connais déjà ! Mes mains, je sais où elles vont aller sur le piano. Au moins, quand je joue avec les autres musiciens de mon groupe, si je m’ennuie, je peux toujours les écouter jouer. Bien sûr, je peux toujours improviser, mais il faut quand même structurer. Mais bon, je ne suis jamais content… Mes deux concerts solo à l’Hôtel du Nord ont, je crois, bien marché. Ça m’encourage à en faire plus, mais pas trop ! Et encore, à Paris, ça allait, il y avait tous les copains. Tu vas jouer tout seul à Helsinki, c’est à se flinguer ! (rires) Helsinki ou Niort… (re-rires)

Sur deux ou trois morceaux, tu as quand même été accompagné par Gabriella ARNON.

JG : Eh oui ! Là encore, c’est le hasard qui a provoqué notre rencontre. Je ne connaissais pas Gabriella ; on s’est rencontrés juste avant le concert. Mais une fois de plus, on n’a pas eu le temps de préparer grand-chose. Au concert, j’ai blagué en disant : « Vous imaginez comme ç’aurait pu être mieux si on avait répété ! » Mais c’est vrai… Enfin, Gabriella, c’est une superbe voix.

The Price We Pay

Ça te gêne que tes disques soient parfois classés au rayon des musiques expérimentales plutôt qu’en pop music ?

JG : C’est pas que ça me gêne, mais ça n’aide pas la vie ! Je suis toujours « l’inclassable ». Je suis peut-être un peu trop dispersé et c’est difficile à classer, donc difficile à vendre. Je n’y suis pour rien…

Tu n’aimes pas tout ce qui est formaté, de toute façon ? !

JG : Non, non. Et je partage les idées de Chris CUTLER sur l’industrie musicale. Lui, il n’a pas besoin de tous ces trucs de cons. Sa vie, il l’a dédiée à son entreprise Recommended Records, qui est extraordinaire. Chris, c’est le Rambo des musiques expérimentales. Moi, à côté, je suis moins impliqué, mais je le félicite, je l’admire et j’espère être quand même un peu dans le même combat. C’est vrai que HENRY COW et Rock in Opposition ont quand même créé un circuit qui, sans eux, n’existerait pas, et j’en profite aussi. Bon, bien sûr, chez Recommended, il y a des choses que je ne peux pas écouter ! Mais Chris, je l’admire, au moins par principe. Mais par rapport à ce circuit, je suis aussi un inclassable ! Je suis un peu trop pop pour eux, je crois. Mes disques ne sont pas « recommended », c’est clair ! (rires)

Propos recueillis par : Stéphane Fougère
Photos concert : Sylvie Hamon

Discographie John GREAVES : 

John GREAVES, Peter BLEGVAD, Lisa HERMAN – Kew. Rhone. (1977, Virgin – rééd. CD 1991, Virgin ; Voiceprint/Les Corsaires, 1997 ; Le Chant du monde, 2004 ; ReR Megacorp, 2015)

John GREAVES – Accident (1982, Europa – rééd. CD 1997, Blueprint)

John GREAVES – Parrot Fashions (1984, Europa – rééd. CD 1997, Blueprint)

THE LODGE – Smell of a Friend (1988, Island Records – rééd. CD 1997, Resurgence)

John GREAVES – The Little Bottle of Laundry (1991, La Lichère – rééd. 1997, Blueprint)

John GREAVES & David CUNNINGHAM – Greaves, Cunningham (1991, Eva – rééd. 1996, Piano)

Dr. Huelsenbecks Mentale Heilmethode – Dada (composé par
John GREAVES et Peter BLEGVAD) (1992, Rough Trade)

John GREAVES – Songs (1994, Resurgence ; rééd. Le Chant du Monde, 2004)

Peter BLEGVAD & John GREAVES – Unearthed (1994, Sub Rosa ; rééd. 231E47ST, 2000)

John GREAVES – The Caretaker (2000, Blueprint)

John GREAVES, Marcel BALLOT, Patrice MEYER – On the Street Where You Live (Blueprint, 2001)

John GREAVES – Loco Solo, Live in Tokyo (2001, Locus Solus)

PYLE/IUNG/GREAVES – The PIG Part (2001, Voiceprint)

John GREAVES, Sophia DOMANCICH, Vincent COURTOIS – The Trouble with Happiness (2003, Le Chant du Monde)

John GREAVES, Elise CARON – Chansons… (2004, Le Chant du Monde)

John GREAVES – Tambien 1-7 (1995) (2005, Resurgence)

John GREAVES – Verlaine (2008, Zig-Zag Territoires)

John GREAVES – Verlaine 2, Divine Ignorante (2011, Cristal Records)

John GREAVES – Verlaine Gisant (2015, Signature)

John GREAVES – Piacenza (2015, Dark Companion)

John GREAVES – Life Size (2018, Manticore)

Quelques participations :

HENRY COW – Leg End, Unrest, In Praise of Learning, Concerts
SLAPP HAPPY – Desperate Straights
Robert WYATT – Ruth is Stranger than Richard
NATIONAL HEALTH – Of Queues and Cures, D.S. AL Coda, Playtime
SOFT HEAP – A Veritable Centaur
Peter BLEGVAD – The Naked Shakespeare, Knights Like This, Downtime, Juste Woke Up, Hangman’s Hill, Go Figure
Michael MANTLER – Live, The School of Understanding
David THOMAS & THE PEDESTRIANS  – Sound of the Sand
THE FLYING LIZARDS – Top Ten
Michael NYMAN – The Kiss & Other Movements
Benoît BLUE BOY – Parlez-vous français ?
Sophia DOMANCICH – Funerals, Snakes and Ladders
Johan ASHERTON – The Night Folorn
David CUNNINGHAM & Peter GORDON – The Yellow Box
Pip PYLE – Seven Year Itch
LE DOGME DES VI JOURS – Le Dogme des VI Jours
MAMAN – In and Out of Life
Alain BLESING – Songs from the Beginning
POST IMAGE invite John GREAVES – In an English Garden
POST IMAGE with John GREAVES & Alain DEBIOSSAT – Fragile
THE ARTAUD BEATS – Logos
Michel EDELIN QUINTET – Echoes of HENRY COW

Site : www.johngreaves.org.uk/

(Article original publié dans
TRAVERSES n°3 – janvier 1999,
discographie augmentée en 2019)

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