Les Musiques du Vietnam d’hier à aujourd’hui –
Troisième Partie : Huong THANH, le fruit de la tradition, le goût de l’innovation
Après Trân Quang HAI et Nguyên LÊ, c’est une Dame à la carrière artistique unique que nous vous présentons pour la dernière partie de notre série d’interviews sur les musiciens vietnamiens vivant en France. Huong THANH est chanteuse traditionnelle, née à Saigon (Hô Chi Minh Ville) et fille de Huu PHUOC, une des stars du Théâtre rénové vietnamien («Hat Cai Luong») dont la musique est appelée musique du sud dite «des amateurs». Elle baigne depuis son enfance dans cet art complet qui marie le chant avec le théâtre et la danse. C’est un art subtil et total dont le chant est basé sur des nuances de tons quasi imperceptibles à l’oreille occidentale mais dont le maniement détermine le sens des textes.
Depuis sa rencontre avec Nguyên LÊ en 1995, sa carrière rencontre les infinies possibilités du jazz et de l’improvisation dans une fusion délicate et envoûtante. Nous l’avons rencontrée quelque temps avant la parution de son nouvel album, Mangustao, afin qu’elle nous en dise plus sur son parcours et ses expériences.
Entretien avec Huong THANH
Votre père était un célèbre chanteur de Théâtre rénové. Depuis quand votre famille pratique-t-elle la musique traditionnelle ?
Huong THANH : Mon père est le premier de la famille. Au départ il était instituteur dans une école. Il adorait la musique…Il a quitté son métier pour suivre un groupe d’artistes et faire de la scène. Il a appris sur le tard, directement avec des professeurs et des musiciens. A partir de huit ans, j’ai pratiqué la musique traditionnelle avec mon père et ses amis qui venaient à la maison. Étant la fille d’un artiste reconnu, j’ai pu ensuite aller dans une école privée. L’après-midi je faisais deux heures de théâtre et trois heures de musique. Dans le Théâtre rénové, il faut savoir faire plusieurs choses en même temps. J’ai ainsi appris à jouer, à chanter et à danser. J’ai fait cela une grande partie de mon enfance et de mon adolescence, jusqu’à mon départ du Viêt nam.
En 1975, avec l’arrivée des communistes, mon père a eu peur et nous sommes partis pour la France. Si j’étais restée au Viêt nam je serais certainement devenue comédienne de Théâtre rénové. C’est en tout cas ce que je voulais faire.
Y avait-il une tradition qui permettait aux enfants d’artistes de reprendre des rôles au théâtre ?
HT : Non. Au Viêt nam avant 1975, il y avait des castings et tout le monde pouvait reprendre ces rôles. Les enfants des artistes avaient peut-être une priorité par rapport aux autres et pouvaient rapidement obtenir des seconds ou troisièmes rôles, mais si on n’avait pas de talent, on ne pouvait pas être «pistonné».
Y a t-il actuellement un intérêt des jeunes pour le Théâtre rénové et les musiques traditionnelles en général ?
HT : Il existe un certain intérêt. Il y a aujourd’hui, au Viêt nam, des écoles de musique. Tout passe par l’État. Mais les jeunes formés dans ces conservatoires ont des difficultés pour pouvoir jouer et trouver du travail. Ce sont donc surtout les musiques venues d’Europe et des États-Unis qui ont beaucoup de succès actuellement là-bas.
À son époque, mon père jouait tous les soirs et il y avait même du Théâtre rénové à la télévision. Maintenant, beaucoup d’artistes de musiques traditionnelles sont très pauvres, il n’ont même pas de sécurité sociale, ils jouent une fois de temps en temps et sont dans une situation très difficile.
C’est paradoxal, parce que le régime communiste avait la volonté de préserver la musique traditionnelle et les jeunes ne s’y intéressent pas forcément ?
HT : Je crois que c’est surtout une question d’argent. Les gens préfèrent rester à la maison et regarder la télévision. Il y a bien quelques théâtres, mais ils sont sales ; il y fait très chaud et ils
sont donc peu attirants.
Autre paradoxe, Trân Quang HAI me disait que certaines formes musicales qui avaient plus ou moins disparu, comme le Ca Tru dans le nord, reviennent en force parce que c’est pour les musiciens qui les pratiquent un moyen de gagner de l’argent et même de pouvoir sortir du pays !
HT : Je suis d’accord avec Trân Quang HAI, mais le Viêt nam est un grand pays composé de trois régions distinctes, le nord, le centre et le sud. Dans le sud, les chanteurs et musiciens traditionnels vivent très mal. Si vous voulez entendre de la musique traditionnelle, vous le pouvez, il y a des concerts organisés pour les touristes mais pas pour le peuple. Et rien n’est véritablement fait pour attirer les Vietnamiens vers ces styles de musique.
Pour en revenir à votre propre parcours, avez-vous continué à pratiquer la musique traditionnelle entre votre arrivée en France en 1977 et la rencontre avec Nguyên LÊ en 1995 ?
HT : J’ai continué à chanter avec des musiciens de mon pays vivant en France pour des associations vietnamiennes, pour des fêtes, pour certains évènements. Jusqu’au décès de mon père, je faisais souvent des duos avec lui, on jouait des extraits de pièces mais je ne travaillais pas vraiment de façon permanente.
Comment s’est passée la rencontre avec Nguyên LÊ ?
HT : Je chantais dans une fête vietnamienne. Nguyên LÊ cherchait une jeune chanteuse qui faisait de la musique traditionnelle. Il savait que j’étais l’enfant d’un grand artiste. Je n’avais jamais entendu parler de lui. On s’est donné rendez-vous. Il m’a d’abord fait écouter sa musique. Je me suis dit, comment faire rencontrer la musique traditionnelle vietnamienne avec le jazz ? Qu’est-ce que je peux apporter à cette musique que je ne connaissais absolument pas ? J’en ai écouté. On a commencé à en parler ensemble.
N’étiez-vous pas réticente au départ, pour chanter des chansons d’autres régions que votre sud natal ?
HT : Oui, mais ce n’est pas parce que cela ne me plaisait pas. Comme je vous l’ai dit, j’ai fait du Théâtre rénové, et c’est cette forme de musique, spécifique au Sud-Viêt nam, que je connaissais avant tout. Finalement, j’ai appris les différents accents, les différentes prononciations. Après beaucoup de travail, je peux maintenant chanter les traditions des trois régions.
Concrètement, quand vous travaillez ensemble, qui fait le choix des chansons ?
HT : Au départ, c’est moi. Il faut que j’aime, que je « sente » ce que je vais chanter. J’écoute la chanson, je l’apprends, je m’enregistre. Nguyên LÊ écoute ma voix et réfléchit à de futurs arrangements. Après on en discute ensemble. Ce n’est pas avec toutes les chansons que l’on peut faire cela. C’est un travail très difficile et il ne faut pas faire n’importe quoi ! Pour certains morceaux, on a mis plusieurs mois à trouver la bonne formule.
Parlez-nous de votre rencontre avec le jazz ?
HT : Au départ je n’aimais pas trop le jazz. Je trouvais certains accords «trop bizarres», ce n’était pas dans mes habitudes. Et puis à force d’en écouter, je m’en suis imprégnée et maintenant j‘apprécie. Le jazz c’est tout un art, il faut inventer tout le temps et être vraiment « dedans ».
Pensez-vous que certaines musiques traditionnelles ne sont pas compatibles avec le jazz ?
HT : Cela dépend de ce que l’on veut faire. Je dirais qu’il y a certaines formes de chansons traditionnelles très spécifiques qui sont difficiles à « marier » avec le jazz. Pour le Théâtre rénové, ce n’est pas évident non plus. Peut-être que cela viendra, on y travaille.
Avez-vous des priorités dans les formes de chansons que vous voulez enregistrer : chansons d’amour, chants de travail, berceuses, musiques des minorités… ?
HT : Pas spécialement. Dans le premier disque sous mon nom (Moon and Wind), il y avait beaucoup de musiques traditionnelles venues du Sud-Viêt nam, beaucoup de berceuses aussi, car c’est avec cette forme musicale que commence la musique populaire. Dans le disque suivant, Dragonfly, il y avait aussi des chants de travail… Nous avons toujours la volonté de présenter différents styles parce que le Viêt nam a une tradition musicale riche, représentée par trois régions distinctes et plus d’une cinquantaine de minorités.
Le premier disque de votre collaboration avec Nguyen LÊ, Tales from Viêt nam, a un côté très énergique. Les deux disques suivants, sortis sous votre nom, sont-ils différents ?
HT : Quand j’ai rencontré Nguyên LÊ, celui-ci était déjà connu dans le milieu du jazz, il avait déjà un public. Tales from Viêt nam est sorti au début de notre collaboration. On ne savait pas encore forcément dans quelle direction on allait et l’énergie presque rock de ce disque est à l’image de notre travail d’alors.
Les disques suivants ont été aussi produits, arrangés et réalisés par Nguyên LÊ qui, évidemment, joue de la guitare ; et même s’il y a toujours ce mélange entre le jazz et ma voix, ils sont peut-être plus représentatifs de ce que je suis : une femme, vietnamienne, vivant dans un pays européen, chanteuse traditionnelle et qui a appris l’art du Théâtre rénové. Et puis, nous nous connaissons mieux, nous avons plus d’expériences, chacun sait plus précisément ce que veut l’autre.
Pensez-vous que votre travail peut inciter le public occidental à écouter de la musique traditionnelle vietnamienne ?
HT : Oui je le pense. Nguyên LÊ et moi avons fait plusieurs disques ensemble et nous avons maintenant un public fidèle. Nous avons la volonté de permettre à ceux qui nous écoutent de rentrer rapidement dans notre univers. Sur scène, Nguyên LÊ commence à jouer tout doucement, je rentre sur scène et je chante. Les autres musiciens arrivent après.
Certains concerts en France mais aussi en Italie ou en Allemagne nous ont permis de jouer devant des foules immenses et pourtant attentives et silencieuses. C’était parfois incroyable et toujours un plaisir immense. Je pense qu’il en est de même pour beaucoup de spectateurs qui, après nous avoir écoutés, auront ensuite l’idée d’écouter des musiques plus traditionnelles. Nous sommes peut-être les catalyseurs d’une envie.
Les Européens ne connaissent pas bien la musique vietnamienne. Ils ont l’impression que les mélodies se ressemblent toutes, que c’est toujours la même chose. C’est donc ce mélange entre nos traditions et le jazz qu’ils trouvent beau, peut-être plus accessible et qui nous encourage.
Jusqu’où votre rencontre musicale peut-elle évoluer ?
HT : C’est difficile à savoir… jusqu’où nous le sentirons ! Cependant je crois que le changement ne sera pas énorme. Il y aura de nouveaux thèmes, de nouvelles musiques. S’il y a un changement, ce sera peut-être au niveau du public qui aura une vision de plus en plus « pointue » de la musique traditionnelle vietnamienne. Si un jour un Français, un Espagnol ou un Allemand se dit «je connaissais déjà cette chanson vietnamienne…», cela suffira à notre bonheur.
Parlez-nous de votre participation au disque Maghreb and Friends…
HT : C’est Karim ZIAD, un ami musicien, qui m’a dit un jour : «Je fais un disque. Est-ce que cela vous intéresse, Nguyên LÊ et toi, d’y participer ?» Je lui ai répondu : «Oui, mais qu’est-ce que je vais faire dedans ? je ne parle pas ta langue !» Il m’a fait écouter le passage d’un morceau, il m’en a expliqué le sens. J’ai fait deux mesures et cela ressemblait à de la musique vietnamienne (rires) ! J’ai traduit ce passage et je me suis mise à le chanter.
Quand on a fait le concert Maghreb and Friends au New-Morning avec Karim ZIAD, Nguyên LÊ et d’autres, je suis montée sur scène en habit traditionnel et le public, composé en majorité de maghrébins, a apprécié. C’était très émouvant…
Chantez-vous avec d’autres musiciens en dehors de votre collaboration avec Nguyên LÊ ?
HT : Avec deux musiciens du groupe et pour répondre à une certaine demande de directeurs de festivals, de programmateurs, nous avons créé une autre formation, plus traditionnelle. Il y a Hao Nhiên PHAM, qui joue les instruments traditionnels comme la cithare 16 cordes, le monocorde, le luth et la flûte. Il y a aussi François VERLY aux percussions qui apporte quelque chose de nouveau. La couleur des chansons est différente, plus traditionnelle mais pas complètement non plus. Mes expériences musicales de ces dernières années m’ont apporté une vision plus large des choses que je ne peux pas abandonner, j’aurais l’impression de revenir en arrière. Cela dit, ce groupe est plus basé sur ma voix, c’est moins jazz et le répertoire reste traditionnel.
Je chante parfois aussi avec un groupe hollandais. J’ai fait un concert avec eux, il y a quelques temps. J’avais travaillé 5 chansons et j’ai chanté avec 50 musiciens sur des arrangements inédits. Il y avait entre autres 10 cuivres, 15 violonistes et 4 pianistes. Ce fut une expérience inoubliable et quelque chose de nouveau pour moi. Je connaissais les paroles par cœur, mais il y avait beaucoup de solos et j’étais obligée d’avoir des partitions pour m’y retrouver, chose qui ne se fait pas dans le chant traditionnel vietnamien !
Justement, en tant que chanteuse traditionnelle, seriez-vous tentée par un répertoire plus contemporain ?
HT : Pas forcément. Il y a beaucoup de belles chansons de variété et ce sont des choses que je respecte, mais je préfère laisser ce répertoire à d’autres. Je suis et reste une chanteuse traditionnelle et tant que que je ne serai pas complètement satisfaite de mon travail de «transmission» auprès des Européens de la musique de mon pays, je ne chanterai pas de chansons d’auteurs contemporains.
Comment les Vietnamiens immigrés (Viêt kieu) reçoivent-ils votre musique ?
HT : Ils aiment beaucoup. Ils viennent à nos concerts parce qu’ils sont fiers de voir des Vietnamiens faire de la musique, fiers aussi de voir les Européens s’intéresser à la culture de leur pays. En général, ils écoutent ou ils achètent le disque sans savoir vraiment ce qu’il y a dedans. Au départ, ils trouvent cela un peu bizarre, et puis finalement ils découvrent que c’est joli (rires).
Après le premier disque, Tales from Viêt nam, certains m’ont dit : «Mais pourquoi fais-tu du jazz ?» J’ai encore l’image d’une chanteuse traditionnelle, mais cela change progressivement. Je pense cependant que beaucoup de Vietnamiens de l’étranger écoutent surtout de la variété. Ils ont oublié les chansons traditionnelles.
Avez-vous eu des critiques venant de grands maîtres de la musique traditionnelle ?
HT : Si je prends l’exemple de mon père, sa première réaction a été de me demander si j’étais sûre de ce que je faisais et si je n’allais pas chanter en français. Après notre premier concert, il m’a dit qu’il avait aimé, que c’était étrange mais joli. Par étrange, il voulait dire que c’était quelque chose qu’il n’avait jamais entendu. Pour lui, le plus important était de ne pas faire oublier la tradition. Apparemment, nous avions réussi ! J’en suis tout à fait heureuse.
Ma rencontre avec Nguyên LÊ, c’est beaucoup de travail mais avant tout un plaisir immense.
Photos et propos recueillis par : Frant-Minh Raimbourg en 2003
Huong THANH – Mangustao
(Act Music)
On retrouve dans ce troisième disque de Huong THANH (quatrième de la collaboration avec Nguyên LÊ) les vieux complices comme les percussionnistes François VERLY et Karim ZIAD, les fidèles Dominique BORKER et Hao NHIÊN, certains grands noms du jazz comme le trompettiste Paolo FRESU, Michel BENITA ou encore Michel ALIBO et bien entendu Nguyên LÊ, producteur et arrangeur de ce beau voyage. Notons aussi la présence de THE BARBÈS DELUXE STRINGS, de l’Iranien Bijan CHEMIRANI, des percussions indiennes de Bago… Bref, un voyage aux accents multiples et pourtant cohérents.
Dix titres et autant d’histoires, adaptés de traditionnels vietnamiens (exceptés deux morceaux composés et écrits par Nguyên LÊ et Hong NGUYÊN) où fusionnent la voix aérienne de Huong THANH et les arrangements subtils de Nguyên LÊ, mélange de «délicatesse et de fermeté tout asiatique» à l’image de ce mangoustan appelé aussi «fruit des dieux».
N’en déplaise à certains puristes, la world music, c’est aussi ces histoires d’hommes, de femmes, ces rencontres parfois improbables, parfois plus évidentes. On retrouve dans ce disque, pont délicat entre des mondes si différents, «une poésie du voyage ou l’autre nous entraîne dans son équipée, nous transforme et nous grandit.»
Frantz-Minh Raimbourg
DISCOGRAPHIE HUONG THANH :
* Moon and Wind (ACT / Night & Day, 1999)
* Dragonfly (ACT / Night & Day, 2001)
* Mangustao (ACT / Night & Day, 2004)
Participations :
* NGUYEN LÊ : Tales from Vietnam (ACT / Night & Day, 1996)
* NGUYEN LÊ : Maghreb and Friends (ACT / Night & Day, 1998)
(Article original publié dans ETHNOTEMPOS n°16 – février 2005
+ Chronique CD Mangustao dans ETHNOTEMPOS n°15 – septembre 2004)