Cie MONTANARO : OTRAMAR, ou sept options pour un voyage provençal et planétaire

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Cie MONTANARO 

OTRAMAR, ou sept options pour un voyage provençal et planétaire

Dans le vaste cortège activiste des musiques traditionnelles vivantes, il y a ceux qui poussent coûte que coûte à la marche fusionnelle forcée-collée, et ceux qui organisent tout simplement une marche en avant en prenant le temps de comprendre la façon de marcher de chaque idiome musical et de concocter un métissage senti, réfléchi et inventif, sans effets clinquants. Le multi-instrumentiste Miqueù MONTANARO appartient, on le sait, à cette seconde catégorie de créateurs.

À l’écart des trompettes aussi tonitruantes qu’aléatoires du circuit médiatique de la world music, MONTANARO a semé des traces discographiques discrètes mais indispensables de ses pérégrinations musicales sur différents labels français ouverts aux « nouvelles musiques traditionnelles », tel Al Sur ou Buda Musique, et sur d’autres plus « underground » encore, sans parler de labels étrangers… Mais c’est surtout grâce à sa structure associative qu’il a édité ses productions discographiques, soit CIMO & TO (le Creuset international des musiques ouvertes et de tradition orale, créé en 1995), duquel a émergé en 2001 la Compagnie MONTANARO. Cette dernière sert de support de diffusion à ses créations musicales transculturelles et qui, à travers celles-ci, s’efforce de sensibiliser et de fidéliser un public réceptif aux musiques traditionnelles ouvertes et voyageuses.

Sauf quand il part seul (cf. ses spectacles Polyphonies en solitaire et Raga Tambourin), Miqueù MONTANARO part en voyage accompagné de gens avec lesquels il a établi une connivence, une confiance artistique déjà éprouvée, et sur le chemin rencontre d’autres explorateurs qui l’initient à d’autres possibles culturels, ou transculturels…

C’est cette histoire que raconte le coffret Otramar (CIMO & TO/Nord- Sud/Nocturne) qui, à travers sept CD, explore une certaine idée de la Provence selon MONTANARO, « qui s’étend de la Bohème à la Cordillère des Andes », en passant comme de coutume par l’Est de l’Europe, ailleurs encore, et, pour les plus aguerris, offre des circuits de randonnées sonores complètement imaginaires dans des structures modales et des harmonies singulières. Otramar (« Autres Mers ») se déploie entre histoires de croisements et aventures improvisées, narrant les pérégrinations libertaires et audacieuses de Miquèu MONTANARO aux sons de ses galoubets-tambourins, flûtes, accordéons, saxophones, etc.

Pour autant, Otramar n’est pas le récit exhaustif des différents ports d’attache auxquels a pu accoster MONTANARO, pour la bonne raison qu’un coffret, quelle que soit l’étendue de son contenu, ne suffirait pas à les recenser tous, à moins de prendre la forme d’une intégrale discographique.

Mais l’existence d’un tel coffret, produit et diffusé par Nord-Sud grâce à Michel PAGIRAS, est déjà en soi une honorable folie artistique – doublée comme on s’en doute d’un suicide commercial – et promet déjà, à qui voudra bien s’y plonger, une vue panoramique des types d’excursions effectuées par le visionnaire MONTANARO. L’Académie Charles-Cros ne s’y est pas trompée en sélectionnant Otramar parmi ses « coups de cœur musiques du monde » de 2007.

Les sept CD que renferme Otramar sont tous des enregistrements inédits, récents ou plus anciens, qui sont aussi disponibles séparément, chacun étant désignés par un numéro de volume et une des lettres qui forment le mot « otramar ». Trois d’entre eux avaient ainsi été publiés peu avant la sortie du coffret : il s’agit du volume 1 (Un pont sur la mer), du volume 2 (Raga Tambourin) et du volume 4 (Calènda). Tous ces volumes témoignent de la profusion et de la diversité des projets initiés par le « Provençal planétaire », dont l’inspiration et la quête artistiques invitent plus que jamais à l’écoute, à l’échange, et au déploiement d’une dimension sonore « imaginogène ».

MONTANARO & AL MAOUSSILIA – Un pont sur la mer (Otramar, Vol. 1)
(CIMO & TO / Nordsud Music)

La préoccupation foncière de Miqueù MONTANARO, du haut de ses quelque trente années mises au service des « nouvelles musiques traditionnelles », a toujours été de créer des liens entre les cultures, de creuser des passages, construire des passerelles… voire – pour être sûr que ça tienne vraiment bien – des ponts !

Ce Pont sur la mer est l’aboutissement d’un projet conçu depuis une douzaine d’années reliant la musique arabo-andalouse, ou andalou-maghrébine, et sa propre culture provençale de base, soit un pont entre deux cultures méditerranéennes. Avec le précieux concours de Smaïn HINI et de Naguib KATEB, notre Provençal planétaire a ni plus ni moins composer une « nouba », genre millénaire qui passe pour être l’un des plus nobles fondements de la musique classique maghrébine. Relevant d’un système musical partagé par les pays du Maghreb et conçu en Andalousie il y a une bonne dizaine de siècles, la nouba passe pour avoir été créée par un musicien venu de Bagdad nommé ZIRYAB (« Merle noir »), exilé dans le Sud de l’Espagne, à la cour du califat de Cordoue.

C’est là qu’il a inventé le système des noubas, fort d’une connaissance de quelque mille pièces et instigateur d’une révolution instrumentale substantielle : l’ajout d’une cinquième corde au luth, qui n’en contenait alors que quatre…

Une nouba se présente sous la forme d’une suite – construite sur un mode bien déterminé – de pièces vocales et instrumentales dont le nombre de mouvements n’a cessé d’augmenter au fil des siècles, allant jusqu’à neuf mouvements, chacun ayant un rythme propre et pouvant comporter une quarantaine de pièces ! On ne s’étonnera pas dans ces conditions qu’une nouba puisse facilement durer huit ou neuf heures ; pas plus qu’on ne s’étonnera que, de nos jours, son exécution intégrale soit devenue fort rare…

Chaque nouba est construite selon un mode (« tab ») bien déterminé qui lui donne son nom et ses mouvements suivent une progression rythmique très ordonnée. À l’origine, une nouba était liée à une heure précise de la journée. C’est pourquoi on en a dénombré 24 au total et que, depuis, personne n’a daigné proposer de nouvelles noubas, quand bien même une bonne moitié de ces noubas millénaires ont hélas disparu depuis.

C’est contre toute attente à MONTANARO, HINI et KATEB qu’a donc échu la composition d’une nouvelle nouba, judicieusement baptisée « nouba de la 25e heure », ou encore « nouba du XXIe siècle », conçue après quatre années de découverte de la musique maghrébine pour MONTANARO. Cette découverte, initiée en 1994, a été alimentée d’échanges fructueux mais aussi de désolants conflits et a finalement accouché d’une nouba complètement actuelle, c’est-à-dire adaptée à son environnement présent tout en étant profondément respectueuse du passé.

C’est sous le signe du renouvellement que s’est ainsi imposé Un pont sur la mer puisqu’à l’illustre héritage de la musique araboandalouse cette nouba joint les effluves provençales de MONTANARO et de son trio L’ORA DAURADA (« l’heure dorée »), constitué des musiciennes Laurence BOURDIN et Amanda GARDONE. La vielle à roue de la première et la contrebasse de la seconde, ajoutées aux flûtes et galoubet de Miqueù MONTANARO, prodiguent des couleurs et des saveurs inédites au genre nouba tout en se fondant admirablement dans les empreintes des oud, qanoun, rebec, riqq, derbouka et voix masculines et féminines de l’orchestre de musique gharnati retenu pour l’enregistrement de cette nouba, soit l’ensemble de l’Association AL MAOUSSILIA dirigé par Ahmed THANTAOUI, et dont l’objectif est la perpétuation et la recherche en musique « Gharnati ». (Le terme Gharnati désigne l’une des trois écoles de musique classique arabo-andalouse et signifie Grenade en arabe, en hommage au dernier bastion andalou de l’Islam, avant que les Maures ne soient chassés d’Espagne en 1492 lors de la « reconquista ».)

L’alliance des deux traditions (arabo-andalouse et provençale) est d’autant plus cohérente que la nouba passe pour avoir également influencé la musique médiévale française, d’où l’intérêt d’en faire résonner l’écho, faisant ainsi de cette nouvelle nouba un somptueux voyage à travers le temps et les lieux.

La nouba de la 25e heure a déjà eu l’occasion d’être jouée dans plusieurs salles françaises ainsi qu’à l’Académie de musique classique maghrébine à Fès. Son enregistrement a eu lieu en avril 2004 à Oujda, au Maroc, devant un public de fins connaisseurs qui n’a pas tardé à accueillir favorablement ce « pont maritime du XXIe siècle » fait de plages recueillies et de séquences plus exubérantes. Preuve de sa viabilité artistique et esthétique, voire spirituelle, la nouba de la 25e heure est aujourd’hui complètement intégrée au répertoire de la musique andalou-maghrébine, au même titre que les autres noubas classiques transmises oralement depuis des siècles. Différents ensembles l’ont du reste interprété sans le concours de MONTANARO.

Imprégnation et effacement… c’est là toute la dialectique de Miqueù MONTANARO. S’il jette des ponts, c’est bien pour que d’autres les empruntent…

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Miqueù MONTANARO – Raga Tambourin (Otramar, vol. 2)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

S’il a eu l’initiative de projets parfois dantesques impliquant plusieurs artistes souvent issus de différents coins du monde, MONTANARO sait aussi répandre l’onde de sa liberté créatrice à travers des spectacles-monologues tout aussi « mondialistes » dans leur esprit que ses grands ensembles transculturels style VENTS D’EST.

Raga Tambourin est le type même de création soliste dans laquelle Miqueù MONTANARO expose en pleine lumière sa personnalité et son monde musicaux dans un temps d’intimité motivé par l’échange. C’est d’abord pour l’auditeur l’opportunité de découvrir l’univers sonore de l’instrument-fétiche de MONTANARO, le galoubet-tambourin de Provence, soit une flûte percée de trois trous combinée à un tambour, les deux étant joués simultanément.

Des galoubets tambourins, MONTANARO en possède une belle collection qui s’illustre évidemment dans Raga Tambourin : galoubet St-Barnabé, galoubet en la, en do, en ré grave, en ré aigu, auxquels s’ajoutent le fujara, la flûte de bergers slovaque à deux tubes. Côté percussions, on a droit au tambourin provençal, au tambourin médiéval, mais aussi au moulin à musique, à la shruti box et aux crotales. On le voit, la pratique de l’instrument emblématique et identitaire de la Provence est conjuguée chez MONTANARO aux vents et aux frappes des horizons les plus inattendus…

Ses pérégrinations et ses rencontres à travers le globe ont nourri et amplifié la technique de jeu de MONTANARO, sa manière de souffler, de faire sonner son galoubet, sa façon de frapper, d’appuyer les rythmes au tambourin. C’est pourquoi Raga tambourin, tout spectacle soliste qu’il est, résonne non pas de la présence d’un seul musicien ou d’une seule tradition, mais de plusieurs musiciens, cultures, pays et paysages que Miqueù MONTANARO a pris le temps de découvrir, de comprendre, d’explorer, d’assimiler, sans jamais perdre de vue son point d’ancrage provençal.

Chaque composition de Raga tambourin est censée évoquer l’un de ces lieux qui ont imprimé leur souvenir dans l’esprit de MONTANARO : le détroit du Bosphore, point d’alliance de deux continents ; le Rif marocain ; un site volcanique javanais ; les montagnes du Rhodope bulgare ; un village du Burkina Faso, et bien entendu Correns, l’antre haut-varois par excellence de notre flûtiste-tambourinaire ! Au fond, qu’importe que l’on connaisse ou non ces endroits, qu’importe même que l’on sache où ils sont ou s’ils existent véritablement, il suffit de se les représenter aux sons et aux mouvements de la musique de MONTANARO, qu’il se plaît à présenter comme imaginogène, justement… On y perd le fil habituel du temps et de l’espace comme d’autres perdent pied ; l’abandon capiteux est de rigueur.

À travers Raga Tambourin, c’est l’histoire d’un homme qui se raconte : on peut y percevoir ses voyages, ses échanges, ses empathies, ses absorptions, ses espaces, ses résonances, ses acquis culturels, ses entorses à ces acquis, ses libertés, ses fantaisies, ses insurrections, ses projections, ses propositions, ses vibrations, ses émotions, tout simplement. En regard du premier 33 Tours de Miqueù MONTANARO, Musica de Provenca, Raga Tambourin permet de mesurer le chemin parcouru, tant sur le plan technique et stylistique que sur le mode poétique, porté par un ample mouvement d’universalité exponentiel. L’art du galoubet tambourin y trouve une salutaire fontaine de jouvence, tant MONTANARO ne se montre pas avare d’ouvertures régénérantes. Avec toujours cet œil qui sourit en coin…

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MONTANARO, Laurence BOURDIN & Amanda GARDONE – L’Ora Daurada (Otramar, vol. 3)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

L’ORA DAURADA est un trio-pivot de la Compagnie MONTANARO. Depuis sa création en 2002, il a en effet été intégré à de nombreux projets-phares de la Compagnie. L’Opéra Dòna, Mathis, et bien sûr Un pont sur la mer ont été imprégnés de ses couleurs spécifiques. Miquèu MONTANARO y est entouré de deux égéries aux parcours eux aussi sinueux et transversaux. Laurence BOURDIN à la vielle à roue et Amanda GARDONE à la contrebasse donnent ainsi la réplique au galoubet-tambourin, à l’accordéon, au sax alto et au bel assortiment de flûtes de MONTANARO pour former un ensemble qui, s’il contient des émanations folk et des allures jazz, ne se réduit certainement pas aux formes convenues de ces deux genres. Disons plutôt que L’ORA DAURADA se reconnaît des bases traditionnelles mais se projette dans un idiome « free » et se sert de thèmes composés pour baguenauder gaiement le long de routes modales tracées dans l’instant.

Il n’y a pas de thèmes traditionnels dans L’ORA DAURADA, mais des compositions dont les mélodies portent pourtant les stigmates d’un creuset traditionnel. Très vite, le trio y ouvre des brèches qu’il a à cœur d’élargir le plus possible pour se propulser dans d’autres univers et distiller en retour des parfums d’ailleurs.

Ce sont ainsi des mirages harmoniques et rythmiques à résonance africaine, est-européenne ou encore moyen-orientaux qui défilent dans les oreilles de l’auditeur, au gré des dialogues et conversations généreuses que tissent les instruments en présence. Leur richesse timbrale promet de somptueuses combinaisons qui relient les extrémités de la gamme dialectique entre le familier et l’inconnu, la proximité et l’horizon, et s’amuse à en confondre les saveurs. Des moments de griserie terrestre, physique, y côtoient des instants plus abstraits, et ce dans une même composition, soulignant ainsi la fragilité et la malléabilité des climats émotionnels.

Le trio s’épanouit ainsi dans une quête de l’indicible que son nom traduit à merveille : « l’Ora Daurada » signifie effectivement « l’heure dorée », expression par laquelle MONTANARO désigne ce laps de temps qui précède le crépuscule, quand le rayonnement du soleil se fait plus tamisé, plus rassérénant. C’est un instant de glissement par excellence, un conduit dans lequel se précipite tout un flot d’images et d’émotions qui renvoient dos à dos le passé et le présent, le lointain et le tout proche, le connu et l’oublié.

Les cordes, les vents et les frappes de L’ORA DAURADA traduisent admirablement les mouvements de cette danse informelle des souvenirs et des échos vécus ou rêvés dont l’agrégation dessine les espaces d’un imaginaire méditerranéen éminemment extensible. Cette heure dorée est en tout cas idéale pour aider l’esprit à s’affranchir de la plate horizontalité des minutes et des secondes…

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MONTANARO, Serge PESCE et Fabrice GAUDÉ – Calènda (Otramar, vol. 4)
(CIMO & TO / Nordsud Music)

À force d’entendre parler de Miqueù MONTANARO comme d’un infatigable globe-trotter épris et imprégné de moult musiques et cultures du monde, on en finirait presque par oublier que le bagage culturel de base de ce natif d’Hyères est la tradition de Provence.

C’est à cette dernière qu’est consacré son dernier CD en date, plus précisément à une de ses expressions les plus populaires, les noëls. Ce matériau n’est certes pas complètement inédit chez MONTANARO non plus (cf. Le Galoubet tambourin, sur Ocora) mais ce qui l’est plus en revanche, c’est l’approche qu’il en a eu et le traitement qu’il leur a prescrit. Dans la mesure où ce projet voit la participation du guitariste et compositeur Serge PESCE – créateur en 1987 du terme « imaginogène » qui a donné naissance au trio du même nom –, et du percussionniste Fabrice GAUDÉ, tous deux fidèles complices de MONTANARO depuis VENTS D’EST, et connaissant leur approche peu commune de leurs instruments respectifs, il ne faut évidemment pas s’attendre à écouter des versions strictement acoustiques, et encore moins folklo-exotiques et muséales de ces chants de Noël.

C’est donc d’un toilettage en bonne et due forme de la part de ce qui ressemble fort à une nouvelle mouture du TRIO IMAGINOGENE que bénéficient ces mélodies traditionnelles que l’on croit toujours ne pas connaître mais que l’on est certain, après coup, d’avoir déjà entendu quelque part… Le trio a adopté face à elles l’attitude de jazzmen face aux standards de leur genre, c’est-à-dire qu’ils se les ont appropriés de manière à en donner une nouvelle lecture certes personnalisée mais surtout, dans le cas qui nous occupe, inattendue et prodigieusement étonnante.

Déjà parce que l’alliance du galoubet-tambourin et des flûtes avec une guitare électrique et une batterie n’était pas gagnée d’avance. Dans d’autres mains, cette démarche aurait pu aboutir à une forme de folk-rock plus ou moins grotesque et caricaturale. Mais quand on connaît l’esprit inventif et expérimentateur de trois complices, on se doute que nous avons affaire à tout autre chose.

Les talents de compositeur et d’improvisateur de Serge PESCE l’ont amené à concevoir une forme de guitare préparée à orientation plus acoustique qu’il a appelée « guitare accommodée », et avec laquelle il renouvelle le spectre timbral de la guitare, la faisant sonner, dans Calènda, comme un violon réverbéré, une vièle à archet, un violoncelle, au choix, voire comme une voix angélique (et ange : logique, vu le contexte !). De fait, la combinaison de sa guitare avec les flûtes « montanariennes », dont les mises en espace ont pour elles aussi été repensées, ouvre sur une dimension assurément inédite qui, loin de trahir l’esprit de ces noëls, en font ressortir toute la saveur spirituelle intrinsèque que des siècles d’interprétations routinières avaient fait perdre.

Le jeu de batterie de Fabrice GAUDÉ est lui aussi de la même patte, ne confondant aucunement « frappe » avec « cogne » et s’aventurant dans des phrasés rythmiques aussi nuancés qu’aériens, complétés par des sons percussifs qui recolorent judicieusement le relief sonore en même temps qu’ils l’élargissent.

Ainsi avons-nous droit à des combinaisons vents-cordes-frappes absolument bluffantes ou imprévisibles (flûte, berimbau et sanza, par exemple). Et il n’est pas indispensable d’être un érudit des musiques expérimentales pour goûter aux arrangements et aux libertés proposées ici.

Les détournements, réorientations, désorientations, déviations et divagations euphoriques ou intimistes à l’oeuvre dans ce disque concourent à diffuser une bouffée d’air revigorante à ce répertoire qu’il eut été dommage de laisser transformer en cartes postales jaunâtres. Les noëls et la période de l’année qui va avec jouissent grâce à ce trio d’une nouvelle actualité qui fait croire que « c’est tous les jours Noël », si l’on veut bien.

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MONTANARO & Serge PESCE – Imaginogène (Otramar, vol. 5)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

Imaginogène… Sa forme sinueuse permet à ce terme de s’imposer avec douceur et mystère, sans tapage onomatopéique, et invite déjà à se tourner vers un ailleurs… C’est en 1987 que Serge PESCE a inventé ce mot, ce qui lui a permis de donner naissance, avec Miquèu MONTANARO, à la « musique imaginogène », concept qu définit la cohérence sonore entre la guitare électrique de PESCE et le galoubet tambourin de MONTANARO, et tant qu’on y est, son ocarina, sa guimbarde et ses diverses flûtes. Depuis, l’orientation imaginogène n’a cessé de se creuser, le duo étant devenu trio avec le percussionniste Fabrice GAUDÉ (cf. Calènda, vol. 4 du coffret Otramar).

La musique imaginogène va au-delà de la musique traditionnelle, ne s’arrête pas au jazz, ne se cache pas derrière la world music et ne peut se confondre non plus avec la musique contemporaine. Mais l’univers imaginogène a la possibilité intrinsèque de faire ressentir de-ci, de-là, les effluves de tous ces genres, sans jamais les cerner ou se laisser cerner par eux ; c’est une matière sonore en mutation constante, et dont l’improvisation est le moteur, la source première. Les deux compères la présentent comme une « peinture sonore » dont les masses musicales sont travaillées « à même l’instant ».

Cette musique filmique oblige l’auditeur à une écoute active et stimule sa capacité à en créer lui-même les visions, les décors. Il suffit de se laisser porter par les vibrations poétiques de ces espaces sonores, et le voyage garantit de somptueux mirages. L’illusion sonore fait en effet partie du jeu, dans la mesure où Serge PESCE a une singulière approche de la guitare. À l’instar d’un Derek BAILEY ou d’un Fred FRITH, pionniers de la « guitare préparée », il ne se contente pas d’en jouer avec un simple médiator, mais use d’une multitude de petits ustensiles pour extraire de ses cordes des sons inattendus. Toutefois, PESCE préfère parler de « guitare accommodée », son orientation étant plus acoustique. Et quand s’y ajoutent les vents et les percussions de MONTANARO, ça donne Imaginogène, un CD en forme de carte désignant moult destinations oniriques.

Ainsi, dans la pièce éponyme à l’album, on jurerait un instant écouter l' »alap » (l’introduction) d’un raga indien, tant la guitare de PESCE se donne des airs de bourdon de tampura, puis se transforme en une sorte de sarangi, tandis que la flûte de MONTANARO fait flotter ses notes. Mais le mirage prend bientôt une autre forme, puisque ce sont des sonorités de didgeridoo « industriellement » manipulé qui sortent de la guitare… Dans Godi II, la même guitare se fait contrebasse, puis violon, auxquels se superposent plus loin de « vraies » notes de guitare, alors que MONTANARO, à l’ocarina, évoque quelque horizon andin… Et que dire des premières notes du disque, qui peignent une ambiance presque western, pour nous conter « il était une fois… » non pas dans l’Ouest, mais dans un Village nègre.

Notre duo d' »Imaginogénistes » (comme il y a des peintres impressionnistes) nous ballade ainsi d’un paysage mouvant à un autre, qu’il soit en apesanteur (Godi III), ou plus terrestre, notamment quand le galoubet-tambourin bat la chamade (Provençala). Parfois, l’ambiance peut se faire plus trouble et sépulcrale (Le Grand Troupeau), ce qui n’empêche nullement la fantaisie, comme l’attestent ces Bavardages célestes, où, dans un climat « space » dessiné par une guitare glissando et une flûte dévergondée, surgissent subitement des voix de Schtroumpfs sous acide ! Mais on laissera à chacun le soin de se former ses propres images…

Dans cette faille spatio-temporelle qu’il creuse entre tradition et improvisation, Imaginogène (enregistré en 1991) est incontestablement un disque-manifeste, fondateur, en même temps qu’une gigantesque bouffée d’oxygène poétique.

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MONTANARO & Alan VITOUŠ – Adventures (Otramar, vol. 6)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

Si l’histoire de la musique imaginogène débute avec l’enregistrement de Miquèu MONTANARO et Serge PESCE qui constitue le vol.5 d’Otramar, sa préhistoire en est indéniablement consignée avec cette autre perle rare qu’est Adventures, qui voit MONTANARO duettiser avec Alan VITOUŠ, frère du célèbre Miroslav. Cet enregistrement doit remonter au début des années 1980 et s’inscrit en quelque sorte dans le prolongement de la brèche empruntée par MONTANARO dès 1978 à la faveur de sa rencontre avec le contrebassiste Barre PHILLIPS, qui l’emmena dans les sphères perpétuellement en friche du free jazz et de la musique improvisée.

Alan VITOUŠ est l’un de ces explorateurs chevronnés de l’improvisation, et en sa compagnie, Miquèu MONTANARO a partagé les vertiges de la musique libre, sans filets, sur plusieurs scènes d’Europe centrale. Adventures est la résultante de leurs expériences, couchées cette fois dans la quiétude du studio.

Cet album, intimiste par nature, fait valoir la variété et la multiplicité des timbres et des couleurs des flûtes et de l’accordéon de MONTANARO et des percussions de VITOUŠ (cymbales, toms, tambours d’eau, batterie, sanza, etc.), auxquels s’ajoutent éventuellement de très fines couches de synthétiseurs. La prise de son jouit de plus d’une dynamique ample admirablement mise en relief par une production méticuleuse.

Le duo nous transporte dans des espaces volontiers célestes aux ambiances ouatées, mais qui n’excluent pas des rythmes plus vigoureux, voire heurtés par moments. Souffles et frappes renvoient l’écho de musiques andines ou amérindiennes, convoquent des paysages de sable ou de roche, ou évoquent des légendes ancestrales tout en respectant le silence des mots… Tout est paré pour encourager l’auditeur à laisser libre cours à ses propensions méditatives et à esbaudir plus que de coutume son imagination.

Ce disque, resté inédit jusqu’à présent, est aussi le point de départ d’une collaboration qui, bien que sporadique, est restée fructueuse entre Alan VITOUŠ et Miquèu MONTANARO, puisqu’elle s’est poursuivie, dans un contexte plus collectif, sur les albums Tenson et Théâtre.

Par rapport aux autres CD du coffret Otramar, Imaginogène et Adventures font certes figure d’archives, mais leurs musiques recèlent un pouvoir de transcendance du temps qui est à toute épreuve. Elles ont préservé aujourd’hui toute leur modernité et surtout leur immense stimuli poétique. Le sacrilège suprême eut été de laisser croupir ces bandes dans un tiroir sans permettre à quiconque d’en explorer les innombrables panoramas.

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MONTANARO & Cie – La Suite Colombiana (Otramar, vol. 7)
(CIMO & TO/Nord-Sud/Nocturne)

De tous les voyages et tous les métissages musicaux inclus dans le coffret Otramar, celui-ci est le plus éloigné de la Provence natale de Miquèu MONTANARO, géographiquement parlant s’entend. Bienvenue donc dans le pays de la cumbia, du bullerengue et du vallenato, le monde des salseros et de la musique llanera, c’est-à-dire la Colombie. On est certes loin des univers est-européen et méditerranéen dans lesquels MONTANARO a l’habitude de nous balader, mais depuis sa splendide rencontre avec des musiciens javanais (album Java), on sait que ses métissages ne s’embarrassent pas des distances imposées par le globe.

Sa découverte de la culture colombienne est surtout fonction de croisements, de hasards objectifs qui tracent si bien les ramifications les plus impensables. N’est-ce pas sur les rives du Danube que MONTANARO, alors avec VENTS D’EST, a rencontré l’illustre représentante de la culture colombienne chantée, à savoir Toto LA MOMPOSINA ?

Mais l’histoire qui a conduit à la conception de la Suite Colombiana n’a pas d’ancrage unique. Elle s’est écrite surtout à travers le prisme de moments, de lieux, de figures, d’atmosphères, de parfums, et a été rythmée autant par des secousses que par des instants figés. Maintenant, s’il fallait désigner un port d’attache pour cette aventure transatlantique, ce serait probablement Medellin, la fameuse capitale du département d’Antioquia, encore nommée la « Ciudad de la Eterna Primavera » (ville du printemps éternel). C’est à cette ville que se rattache pour MONTANARO l’un de ces souvenirs déclencheurs de l’aventure. Et c’est en toute logique qu’y s’est déroulé l’enregistrement live de la Suite Colombiana en 2005, après une résidence effectuée en 2003 et un voyage en 2004, autant d’étapes qui ont permis d’approfondir et de solidifier le travail de composition des musiciens du cru.

C’est une fois encore le trio L’ORA DAURADA qui représente la Compagnie MONTANARO, avec Miquèu MONTANARO aux flûtes, galoubet et accordéon, Laurence BOURDIN à la vielle à roue et Estelle AMSELLEM à la contrebasse (qui remplace Amanda GARDONE, pour cause de légitime congé maternité). Son « miroir » colombien est le TRIO TRES, constitué d’un pianiste, d’un saxophoniste – tous deux étant aussi flûtistes – et d’un joueur de bandola (guitare piriforme des Llaneros qui remplace la harpe dans les haciendas). La Suite Colombiana met aussi en valeur l’Ensemble JAIBANA, dirigé par José Luis BETANCOUR et constitué de huit musiciens assurant les guitares, bandolas, tiples (hautbois au timbre aigu), plus une basse électrique. Deux percussionnistes et deux chanteuses aux voix suaves et charmeuses, Niyireth ALARCÒN et Teresa ZULUAGA, complètent ce tableau sonore expressionniste et onirique tout à la fois.

Cette suite de quatorze thèmes voit en quelque sorte se télescoper des bribes de sensations d’un artiste provençal et des fragments d’histoire de la culture colombienne ; elle est comme le confluent de vibrations uniques, de croisements d’âmes qui seules permettent d’engendrer un chant d’espérance, pour contrer un contexte socio-politique nettement moins reluisant. C’est en somme une histoire de déchirements, de folies, et bien entendu de partages.

Cette suite pose MONTANARO en rassembleur et en architecte hors pair : car si c’est Un pont sur la mer qu’il a construit avec l’association AL MAOUSSILIA (Otramar, vol. 1), il a ici édifié avec tous ces artistes colombiens un véritable « viaduc sur l’océan atlantique ». Ainsi les distances se réduisent, mais les amateurs de sons d’ailleurs voient plus grand.

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Article réalisé par Stéphane Fougère –
Photos concert : Sylvie Hamon
(Chroniques originales publiées dans
ETHNOTEMPOS n°21 – avril 2006, et dans
ETHNOTEMPOS N°38 – mars/avril/mai 2008, et remaniées en 2019)

Site : www.compagnie-montanaro.com

PS : Aujourd’hui, la Cie MONTANARO est dirigée par Baltazar MONTANARO NAGY.

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