Shiho NARUSHIMA
L’Orpailleuse des chefs d’œuvre oubliés
Cette pianiste remarquable est trop modeste pour accepter d’être reconnue comme une musicienne prodige et pourtant, elle commence le piano dès quatre ans et se produit sur scène à onze ans. Elle quitte Tokyo pour la France en 1992 pour entrer à l’École Normale de Musique de Paris. Lauréate du concours de Vienne au Japon en 1994, elle obtient le Diplôme Supérieur de Concertiste à l’unanimité du jury. Elle parfait sa formation à l’Académie d’Imola en Italie puis au Conservatoire de Lyon en 2006, année qui marquera ses débuts comme enseignante (Chantilly, Noyon puis Nouméa pendant trois ans, Poitiers puis Nantes jusqu’en 2018). Elle enseigne actuellement à Quimper où elle donne concerts, master-classes tout en continuant la pédagogie.
À ce jour, elle a produit un enregistrement publié en 2019 par Arche Music Studio qui témoigne d’une volonté affirmée de tamiser hors de l’oubli des compositeurs français du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui ont à leur passif d’être soit des femmes, soit des compositeurs peu soucieux de passer sous les fourches caudines d’un parisianisme qui lamine l’inspiration non-jacobine.
Si son album débute par une version toute en délicatesse de cinq préludes de DEBUSSY – dont elle donne une version poignante de La Cathédrale Engloutie, et une interprétation très impressionniste de Ce qu’a vu le vent d’ouest – elle fait la part belle à un musicien injustement oublié, Déodat de SÉVERAC ainsi qu’à Cécile CHAMINADE (que BIZET surnommait « mon petit Mozart »).
Déodat de SÉVERAC (1872-1921) est un de ces esprits attachés à leur terre. Brillant compositeur et pianiste, il fut un temps assistant d’Isaac ALBENIZ. Ce natif du Lauragais, terroir proche de Toulouse, quittera la capitale avec un sentiment d’amertume : pour lui, le centralisme culturel de Paris érode, nie et écarte les sources d’inspiration des musiciens de province. Il se retire à Céret, dans les Pyrénées Orientales, où il s’éteindra à quarante-neuf ans, laissant derrière lui une œuvre où l’on perçoit des références hispaniques et catalanes dans certaines marches harmoniques et certaines mélodies. Son œuvre fait l’éloge des racines régionales au sein de son inspiration, à l’instar de ce que fit Darius MILHAUD pour la Provence. Une salle porte son nom au Conservatoire de Toulouse, où le rédacteur reçut les rudiments de sa formation musicale.
Les pièces qui nous sont données ici avec une fraîcheur toute printanière sont issues du premier recueil de En Vacances, ensemble de miniatures délicates qui font l’éloge d’une vie familiale paisible dans sa province ensoleillée.
Franz LISZT (1811-1886). On ne présente pas le tumultueux virtuose, tenaillé entre les affres d’un mysticisme qui le fait espérer trouver la paix en revêtant la soutane ecclésiastique et une inspiration et une virtuosité musicales bouillonnantes qui firent de lui l’équivalent, en son siècle, d’une rock-star, tant il était prisé, entre autres, de toutes les cours d’Europe.
Si la Rhapsodie hongroise n°2 reflète bien ici, par son énergie et sa puissante virtuosité à la fois tout le talent de Shiho NARUSHIMA et l’énergie quasi-orchestrale que LISZT pouvait insuffler à son piano, c’est dans cette pièce tardive, Les Jeux d’eau à la Villa d’Este, que LISZT se révèle un précurseur. Cette pièce prophétise la venue proche d’un DEBUSSY et des interactions à venir entre le courant impressionniste et la musique française de cette période intermédiaire entre deux siècles. Ici excelle Shiho NARUSHIMA dont le toucher délicat et précis évoque sans conteste ce commentaire que LISZT lui-même faisait au sujet de cette pièce : « La Musique tend à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un long texte poétique, plus apte peut-être que la poésie elle-même, à exprimer tout ce qui est en nous ».
Ci-dessous Shiho NARUSHIMA interprète Les Jeux d’eau à la Villa d’Este :
Cécile CHAMINADE (1857-1944) est remarquée très tôt par Georges BIZET qui tente de la faire inscrire au Conservatoire, mais se heurte au refus de son père au nom de l’argument qui veut que « Dans la bourgeoisie, les filles sont destinées à être épouses et mères ». Mais BIZET obtient du père rétif qu’elle prenne des cours particuliers pour le piano, l’harmonie et la composition. Profitant un jour de l’absence de son père, et invitée à se produire à la salle Pleyel par un ami violoniste, elle y brille dans les trios de BEETHOVEN notamment. Elle sera remarquée et encouragée par Saint-SAËNS et CHABRIER. Entre 1907 et 1908 elle donne vingt cinq concerts et est très appréciée aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, mais aussi en Grèce et au Canada. LISZT dira d’elle qu’« elle lui rappelle CHOPIN ».
Lorsque la Grande Guerre éclate, elle accepte un poste de directrice d’hôpital à Londres et met un terme à sa carrière de concertiste. Néanmoins, mais à un rythme moins soutenu, elle continuera à composer. Elle mourra dans l’indifférence générale le 13 avril 1944, affaiblie à la suite d’une amputation subie en 1936. Compositrice prolifique, elle écrira plus de 400 œuvres (des musiques de ballets, des suites d’orchestres, une littérature pianistique abondante) dont Shiho NARUSHIMA nous donne ici à entendre, avec ce jeu délicat et sans emphase excessive -tout est dans l’équilibre chez cette grande interprète- une pièce intériorisée, Solitude et, dans un style affirmé, un Thème varié qui montre toute la maîtrise de la composition de Cécile CHAMINADE.
L’affirmation de son parcours et la force de sa création ne sont pas sans évoquer la fougueuse créativité de Lili BOULANGER que nous avions déjà évoquée dans ces colonnes (https://www.rythmes-croises.org/la-foudroyante-et-ephemere-frenesie-de-composition-dune-musicienne-geniale-lili-boulanger/).
Thème varié de Cécile CHAMINADE par Shiho NARUSHIMA :
Rencontrée récemment à Trégunc (29) lors du Festival Japoneizh, où elle présentait des réductions pour piano de musiques de films japonais, Shiho NARUSHIMA a évoqué auprès du rédacteur de ces lignes son vif intérêt pour Lili BOULANGER, ce qui nous a précisément conduits à expliquer sa démarche personnelle : cette concertiste de haute-volée évolue hors des sentiers battus et rebattus de la célébrité obligée qui voudrait que l’on soit parisienne ou qu’on ne soit pas !
Très soucieuse de proximité avec le public (à chacune de ses interventions elle expose les particularités des compositeurs et des œuvres qu’elle interprète sous un angle très humaniste), Shiho NARUSHIMA s’intéresse aussi à des compositeurs tels que Jeff Le PENVEN dont le style, loin des ors de la capitale, est ancré dans les couleurs mélodiques et rythmiques propres à sa chère Bretagne (terre d’adoption de Shiho) – et dont on comprend à quel point, sans lui, il n’y aurait pas eu de Didier SQUIBAN. On retrouve ici le centre d’intérêt des sources d’inspiration liées au terroir telles que les affectionnait Déodat de SÉVERAC.
Et si elle fait montre d’une technique éblouissante dans certaines œuvres de MENDELSSOHN par exemple, c’est avant tout sa sensibilité et son sens inné des nuances qui séduit son auditoire. SCHUBERT sous ses doigts révèle toute sa poésie. La technique, quoique brillante, reste ici au service de la justesse émotionnelle.
Peut-être l’intérêt de Shiho NARUSHIMA pour le grand Félix, à qui l’on doit d’avoir fait redécouvrir un J.S. BACH oublié à peine une décennie après son décès, l’incitera-t-elle à se pencher un jour sur le triste sort de Fanny MENDELSSOHN, sœur de Félix. Car Fanny, tout comme son frère, se montre, dès son enfance, une musicienne exceptionnelle, tant au niveau de l’interprétation que de la composition. Mais, comme pour Cécile CHAMINADE, le véto paternel sera sans appel : lorsqu’elle a quinze ans son père lui déclare « la musique deviendra peut-être, pour Félix, son métier, mais pour toi elle doit seulement rester un agrément mais jamais la base de ton existence et de tes actes. »
Et comme une première couche de machisme devait être insuffisante, le gentil Félix dit de sa sœur : « L’encourager à publier quoi que ce soit, je ne le puis, car ce serait aller contre mes convictions. Nous avons souvent discuté fermement de cela et je maintiens tout à fait mon opinion… Fanny, telle que je la connais, n’a jamais souhaité devenir compositeur ni avoir une vocation pour cela ; elle est trop femme. Elle dirige sa maison et ne pense nullement au public ni au monde musical, ni même à la musique, tant que ses premiers devoirs ne sont pas remplis. Publier ne pourrait que la distraire de cela et je ne peux pas dire que je l’approuverais. »
Et pourtant, déjà à treize ans, elle jouait devant sa famille, par cœur, tous les préludes du Livre 1 du Clavier bien tempéré de J.S. BACH. Elle meurt brutalement d’une crise d’apoplexie à l’âge de 41 ans.
Voici donc une pianiste exceptionnelle, Shiho NARUSHIMA, qui, hors des sentiers battus, s’efforce de faire découvrir ou mieux connaître des compositrices et des compositeurs talentueux injustement oubliés, lors de prestations simples, en petit comité. Elle met son talent au service d’œuvres qu’elle interprète avec un haut niveau technique sans sacrifier la sensibilité et la passion qui les ont inspirées. Gageons que ce premier enregistrement augure la publication future d’autres perles rares qu’elle nous fera partager de façon aussi sensible.
La prise de son de ce premier enregistrement, qui date de 2019, restitue une belle présence à ce récital qui est une bouffée de fraîcheur dans le paysage parfois aseptisé et élitiste du piano classique. On ne saurait cependant comparer la belle invitation au voyage que constitue cet enregistrement au voyage véritable auquel Shiho NARUSHIMA nous embarque lors de ses prestations publiques.
Site : https://shihonarushima.jimdofree.com/français/
Article réalisé par Philippe Perrichon
Crédit photo Shiho NARUSHIMA : Jacinthe NGUYÊN