Thierry ELIEZ
De Keith EMERSON à MAGMA, une énigme sans fin
Si certaines musiques parviennent à survivre à l’époque qui les a vues naître et à traverser les âges, ce n’est pas seulement parce qu’elles continuent à tourner en boucle sur les grandes ondes ou sur les petits écrans, mais aussi parce que, de temps à autres, certains passionnés nous les rappellent à notre bon souvenir en en proposant des relectures audacieuses et tout aussi inventives que l’étaient leurs modèles iconiques d’origine. C’est ce qu’a fait le pianiste girondin Thierry ELIEZ avec son nouvel album, Emerson Enigma, dédié comme son titre le suggère à l’œuvre musicale d’une figure inspiratrice de son enfance, le claviériste britannique Keith EMERSON.
Thierry ELIEZ n’a en effet que douze ans lorsqu’il découvre la musique de Keith EMERSON, mais avait déjà commencé à balader ses dix doigts sur un piano et sur un orgue Hammond dès l’âge de quatre ans. Une décennie d’études classiques et un plongeon dans le jazz a fait de lui un pianiste de pointe dans le milieu du jazz français, puis européen. Il a ainsi joué aux côtés de Didier LOCKWOOD (1234), d’André CECCARELLI et Jean-Marc JAFET (dans le CECCARELLI TRIO) et a collaboré avec la chanteuse américaine Dee Dee BRIDGEWATER, la violoniste Catherine LARA et l’humoriste Muriel ROBIN avant de rejoindre le groupe jazz-rock du compositeur Eric SERRA, RXRA. Plus récemment, Thierry ELIEZ s’est infiltré dans le nouveau quartette de la violoniste Debora SEFFER (Let me Fly away) et a eu l’honneur d’être convoqué au sein du légendaire groupe MAGMA, pour lequel il a même commencé à composer.
De même, Thierry ELIEZ a été sollicité par le compositeur et musicien Michel LEGRAND pour rendre hommage à Claude NOUGARO (Sur l’écran noir), entouré de plusieurs voix, celles de Paloma PRADAL, Médéric COLLIGNON, Stella VANDER, Alain CHAMFORT, Thomas De POURQUERY, ou encore la vocaliste et compositrice Ceilin POGGI (une élève de Youn Sun NAH), avec qui Thierry a créé plusieurs projets, en duo puis en quintette. Elle a du reste joué un rôle majeur dans le projet de Thierry ELIEZ consacré à Keith EMERSON en tant que fondatrice du label Dood et productrice de l’album Emerson Enigma.
Ce dernier, comme on l’a dit, est présenté comme un hommage à Keith EMERSON (1944 – 2016), avec qui Thierry ELIEZ a de nombreux points communs, du fait de son bagage classique et de son attirance pour le jazz et de son talent dispensé pareillement au piano et à l’orgue Hammond. De vingt ans l’aîné de Thierry ELIEZ, Keith EMERSON s’est rendu célèbre pour son talent de compositeur et sa virtuosité pianistique, dispensée dans certaines des entités rock parmi les plus extravagantes des années 1970, à savoir THE NICE et EMERSON, LAKE & PALMER. C’est l’œuvre de ce trio – lequel a sévi de 1970 à 1978 puis de 1992 à 1998 – qui a littéralement ébranlé les vertes années de Thierry ELIEZ et qui lui a distillé son goût revendiqué pour une liberté créative nourrie au grain de folie et pour le décloisonnement des genres. En juste retour des choses, Thierry ELIEZ s’est donc décidé à saluer l’œuvre de Keith EMERSON en en proposant une lecture toute personnelle, tout comme il avait rendu hommage à Frank ZAPPA, une autre de ses idoles, en 2018 avec Jimi DROUILLARD, Francis ARNAUD et Laurent VERNEREY dans l’album Zappa’s Songs (Le Triton).
Mais c’est sous un angle plutôt inattendu qu’ELIEZ revisite la musique de Keith EMERSON. En effet, ce dernier s’est gravé un nom dans l’histoire comme premier pianiste compositeur à intégrer des pièces pianistiques concertantes dans un cadre « rock » (à tendance progressive, comme on l’aura compris) et a fait parler de lui autant pour ses compositions fusionnant classique, contemporain, jazz et rock que pour ses excentricités scéniques, trafiquant allégrement son orgue Hammond lors des concerts d’ELP pour en extraire les sons les plus saturés et provocants, notamment en mimant une mise à mort façon corrida, un numéro qu’il n’a cessé de réitérer à chaque tournée, y compris lors de la reformation du trio en 1992.
Or, l’hommage de Thierry ELIEZ a ceci de particulier qu’il se décline sur un mode acoustique ! Là où Keith EMERSON a naguère secoué les conduits auditifs de son public en étalant sa volubilité sur divers claviers électriques et synthétiques (Hammond, Moog, Mellotron), Thierry ELIEZ débranche tout et déploie exclusivement son doigté sur un Fazioli Grand Piano, dont il magnifie la généreuse amplitude sonore.
On devine alors que l’hommage d’ELIEZ ne cherche aucunement à rivaliser avec d’autres « tribute bands » de rock prog’ sur le terrain de la surenchère sonore. Il s’agirait plutôt de rendre au monde de la musique classique ce que Keith EMERSON lui a emprunté, et en retour de mettre en valeur les talents d’écriture d’EMERSON et d’ériger son œuvre parmi celles des compositeurs les plus importants du XXe siècle, toutes catégories confondues. Et justement le propre du « rock progressif à tendance symphonique » d’ELP a été précisément de mélanger et de touiller allégrement différentes formes d’expression musicale et de brouiller les frontières entre musique savante et musique populaire.
Cependant, ce n’est pas en simple pianiste soliste que Thierry ELIEZ a conçu Emerson Enigma (à la différence de son album Improse, paru sur le même label Dood en 2017). Pour restituer et pour creuser les anfractuosités multidirectionnelles des compositions « émersoniennes », il a fait appel à un quatuor à cordes, constitué d’un violoncelliste (Guillaume LATIL), de deux violonistes (Johan RENARD et Khoo-Nam NGUYEN) et d’un altiste (Vladimir PERCEVIC). Ayant conçu les arrangements pour ces instruments à cordes, Thierry ELIEZ a baptisé son quatuor MANTICORE, nom de la maison de production d’ELP, en référence à une créature mythologique d’origine persane mêlant les attributs d’un lion, d’un homme et d’un scorpion.
L’apport du quatuor permet aux vertigineuses volutes pianistiques d’ELIEZ de revêtir des couleurs tantôt jazzy, tantôt plus musique de chambre, ou bien encore de faire résonner quelques saillies contemporaines « bartokiennes ». Ce faisant, ce sont les sources d’inspiration d’EMERSON qui sont subrepticement exhumées au grand jour dans cette approche de son répertoire.
Par ailleurs, les amateurs d’ELP auront eu tôt fait de reconnaître dans le titre de l’album Emerson Enigma la référence à une pièce maîtresse du trio, The Endless Enigma, de l’album Trilogy (1972). Il s’agit bien plus que d’un clin d’œil puisque la composition est elle-même jouée en intégralité. Et d’une manière générale, si l’album se veut un hommage à Keith EMERSON, c’est surtout l’œuvre que celui-ci a conçu avec Greg LAKE et Carl PALMER qui est ici exploitée et revisitée, au point qu’Emerson Enigma peut aussi être écouté comme un hommage à la musique du trio ELP. Quelques-unes de ses compositions les plus populaires y figurent, comme Take a Pebble, Knife-Edge, ou bien Tarkus et Karn Evil 9 (sous forme d’extraits), mais aussi d’autres qui n’ont pas été souvent jouées sur scène par le trio, comme Benny The Bouncer, Trilogy et The Endless Enigma. Gageons que les fans exigeants d’ELP sauront apprécier ces mises en valeur de pièces parfois négligées.
On remarquera que si ELIEZ a évidemment privilégié les compositions d’ELP aux constructions quelque peu alambiquées dans lesquelles EMERSON a généreusement déployé son inspiration pianistique, il n’a pas pour autant fait l’impasse sur le chant, autre composante d’importance de la musique du trio. Bien sûr, on ne trouvera pas ici les fameuses ballades écrites par Greg LAKE qui ont assuré au trio un certain succès commercial, comme Lucky Man, From the Beginning ou Still… You Turn me on…, car ce n’est évidemment pas le propos, mais les parties chantées de Tarkus (Stones of Years), The Endless Enigma, Knife-Edge, Benny the Bouncer et Trilogy n’ont pas du tout été escamotées bien au contraire puisque Thiery ELIEZ se jette à l’eau et les interprète avec son grain de voix chaleureux au résonances parfois « bluesy », certes loin du style de Greg LAKE, mais pas moins opératif. Enfin, il faut aussi mentionner la présence d’une voix féminine, en l’occurrence celle de la vocaliste polymorphe Ceilin POGGI, qui ponctue quelques passages de Tarkus – Eruption, de Knife-Edge et de Benny the Bouncer et distille notamment sa maîtrise de l’improvisation jazzistique en délivrant un chant tendance « scat » ludique et rafraîchissant dans la seconde moitié de Trilogy.
Un autre point notable d’Emerson Enigma est qu’il souligne des connexions entre différentes pièces de répertoire d’EMERSON et ose des enchaînements auxquels même ELP n’avait pas songé. L’album présente son répertoire sous forme de trois suites musicales : la première, Tarkus Enigma, combine les deux premières sections de Tarkus et enchaîne avec l’intégralité de The Endless Enigma (avec sa Fugue intermédiaire incluse), dont la seconde partie intègre une citation subreptice des Pictures at an Exhibition de Modest MUSSORGSKY, que ELP s’était également réapproprié (au point d’en faire un disque entier) et qui fut jusqu’au bout un fleuron de son répertoire de concert.
La Suite n°2 est intitulée Brain Variations, en référence à l’album Brain Salad Surgery, et combine des variations de la 2nd Impression du monumental Karn Evil 9 avec le déluré Benny the Bouncer.
La Suite n°3 a été baptisée Chorale, et est la seule à contenir une pièce d’EMERSON qui n’appartient pas au répertoire d’EMERSON, LAKE & PALMER, mais à celui du précédent groupe de Keith EMERSON, THE NICE, Chorale étant extraite de la suite Five Bridges, de l’album éponyme (1970). Les fans les plus avertis de Keith EMERSON apprécieront également cette exhumation que l’on n’attendait pas forcément dans ce contexte. Encore moins prévisible est le fait que Chorale est suivie dans cette troisième suite par un extrait du troisième mouvement du Piano Concerto n°1 enregistré par EMERSON pour le double album Works Vol. 1 d’ELP (1977) et se clôt par les dernières notes d’Aquatarkus ! Crime de lèse-majesté ? C’est oublier un peu vite qu’ELP a aussi pratiqué l’art du medley ; aussi Thierry ELIEZ démontre-t-il en reprenant ce procédé sa fine connaissance de la démarche d’ELP. Seules trois pièces n’ont pas été intégrées à des suites musicales et sont donc jouées d’un bloc : Take a Pebble, Trilogy et Knife-Edge, dans laquelle ELIEZ reprend les citations de la Sinfonietta de Leoš JANÁCEK et de la Suite française de BACH.
À l’arrivée, Emerson Enigma cumule les points gagnants : outre qu’il montre un profond respect de la musique de Keith EMERSON et de celle d’ELP, il fait état d’une jubilatoire audace créative dans son approche et dans ses choix acoustiques qui lui permettent de construire des connexions entre différentes parties de l’œuvre émersonienne, mais aussi des ponts avec d’autres œuvres de compositeurs classiques contemporains, tout en combinant avec maestria le sens des exigeantes structures symphoniques avec la pratique de l’improvisation jazz, le tout sans jamais oublier une certaine exubérance surréaliste propre à l’esprit du pianiste britannique. Cette exubérance surréaliste est de plus reflétée par les impressionnantes peintures imaginées par Valentin PINEL ornant les faces recto et verso de la couverture du disque et le poster qui l’accompagne ; elles ouvrent sur un monde pictural fantasque combinant classicisme et modernité, à l’image de la musique d’EMERSON et de sa mise en lumière par ELIEZ.
On se gardera bien de vous affirmer que Thierry ELIEZ a résolu l’ « énigme émersonienne », si tant qu’elle soit résoluble… Il en livre en tout cas quelques clés (de voûte) qui éclairent d’un nouveau jour un héritage musical qui, au-delà des controverses qu’il a engendrées, méritait d’être réévalué et ré-éclairé sous un angle différent. Ce faisant, Emerson Enigma confirme également Thierry ELIEZ non seulement en digne héritier d’une certaine musique progressive, mais aussi en musicien de première cordée dans le paysage musical européen.
Pour RYTHMES CROISÉS, Thierry ELIEZ a bien voulu s’exprimer sur ses motivations à concevoir Emerson Enigma, évoque ses souvenirs de Keith EMERSON et parle de son apport au nouveau disque de MAGMA, Kãrtëhl.
Entretien avec Thierry ELIEZ
Emerson Enigma vient donc de sortir. C’est un projet qui était sur les rails depuis quelque temps, je crois ?
TE : Oui, c’est un travail assez important qui a commencé l’année dernière, en 2021, et qui a demandé pas mal de préparation. Déjà, l’écriture pour le quatuor a demandé un certain temps ; et je voulais faire quelque chose qui soit en phase avec ce que, moi, j’entendais dans cette musique de Keith EMERSON, c’est-à-dire des moments où on peut aller directement vers la musique baroque, et de temps à temps vers les musiques modernes, vers du BARTOK, vers des choses plus osées, différentes. Et puis j’ai voulu intégrer aussi des éléments de musique sérielle de temps en temps, puisque je trouvais que ça se prêtait à cette idée, à cette musique-là. Donc il y a eu un gros travail de préparation au niveau des arrangements, puis même au niveau de la mise en place du projet, de la logistique. C’est vraiment un très gros projet.
On a vraiment donné chacun de notre côté, entre Ceilin POGGI qui, non seulement participe en tant qu’artiste, mais s’est occupée de toute l’élaboration, à toute la logistique concernant les subventions, toute la pub, c’est un énorme travail ça aussi ! Je me souviens avoir gratté du papier pendant qu’elle s’occupait du « crowdfunding », tout le truc, chacun de notre côté et complémentaires dans l’histoire. C’était un gros, gros boulot. On a enregistré en juillet 2021…
Et ça sort plus d’un an après…
TE : Ouais, ça aurait dû sortir plus tôt, mais il y a eu tellement d’autres projets qui sont sortis en même temps. Avec l’histoire du confinement, tout ça, il y a eu un embouteillage de projets qui a fait que les premiers arrivés étaient les premiers servis au niveau promotion, en fait. Bon, ce qui est normal aussi…
Mais finalement, ça a permis d’envisager de faire d’autres choses autour, d’avoir d’autres aides, des propositions, des sollicitations… Il y a un clip qui a été tourné dernièrement ; il est sorti le 16 septembre, soit une semaine avant l’album. Cela a permis de reculer pour mieux sauter, comme on dit. Et là je suis ravi parce que l’album a eu un bel accueil au niveau de la presse, du public. Je suis très, très content de la tournure que ça prend.
From The Beginning
L’idée de reprendre la musique que Keith EMERSON a écrite avec Greg LAKE et Carl PALMER pour un quatuor à cordes était-elle présente dès le début du projet ?
TE : Non, c’est une idée qui a évolué, en fait. On avait commencé ce projet en solo et en trio. J’avais fait un spectacle au Triton en 2016, en formule piano/voix. Là-dessus s’étaient greffés Ceilinn POGGI et un violoncelliste. Il se trouvait que ce son de cordes pouvait bien s’intégrer au niveau de la couleur. Et puis ce qu’il y a de bien avec le quatuor à cordes, c’est qu’on peut aller dans tous les registres dynamiques, du piano-piano jusqu’au fortissimo, sur des choses qui, quelque part, vont rappeler le principe même de cette musique, qui est quand même une espèce d’hybride entre le rock, le jazz, le classique. C’est là que je me suis dit que le quatuor est intéressant. En plus, ce sont des musiciens exceptionnels qui se sont réunis dans ce quatuor ; c’est génial et ils sont extraordinaires.
J’imagine que ce sont des musiciens assez ouverts…
TE : Oui parce qu’en plus ils ont été extrêmement respectueux de tout ce que j’avais pu imaginer et envisager en matière d’arrangements. Et en plus ce sont des improvisateurs, des gens qui connaissent tous les aspects de la musique, donc d’un seul coup ça collait très bien avec l’idée générale du projet, parce qu’il y a de tout dans cette musique.
Connaissaient-ils la musique de Keith EMERSON ?
TE : Pas vraiment, parce qu’ils sont d’une génération plus jeune que la mienne. En fait, ils l’ont découverte avec ce projet. Ils se sont renseignés, ont écouté les versions originales pour comparer. Ils se sont fait eux-mêmes un petit topo pour savoir exactement d’où ça venait, c’est ça qui est intéressant et qui est formidable.
Ils n’ont pas dû être trop dépaysés, je pense ?
TE : Non, non, pas du tout ! En plus, ils ne se connaissaient pas vraiment ensemble, mais ont eu un vrai fonctionnement de quatuor. Ils ont pris leur temps pour étudier comment ils pouvaient interpréter telle ou telle partie, telle ou telle section. Moi je les ai vus assez souvent pour savoir comment ils pouvaient intervenir, quel type de nuance, quel type de dynamique ils pouvaient employer sur tel ou tel passage, et c’était intéressant de les voir travailler à travers ça.
Stones of Years
Comment s’est constitué le répertoire d’Emerson Enigma ? Quels ont été les critères de choix ? A priori, tu as surtout choisi des morceaux de la première époque d’ELP, de 1970 à 1974…
TE : Voilà, c’est ça ! On va dire entre 1970 et 1978. Déjà, c’est un choix personnel et un peu nostalgique parce que c’est vraiment avec ces morceaux-là que j’ai découvert EMERSON, LAKE & PALMER et la musique d’EMERSON, puisqu’il y a aussi dans Emerson Enigma un extrait d’un morceau de THE NICE, que j’ai découvert après ELP, du reste ! Je suis revenu en arrière dans l’histoire… C’est donc un choix émotionnel.
Et puis il faut quand même dire que l’âge d’or du rock progressif, c’est vraiment cette période – pour être large – entre 1965 et 1977-78. Je pense que ces années ont été les plus créatives, quel que soit le groupe, que ce soit ELP ou d’autres formations comme YES ou GENESIS. C’est vraiment cette période-là qui m’a le plus marqué, le plus inspiré, parce que c’était tellement novateur et créatif, toute cette musique… C’est ce moment où différentes formes musicales se sont rencontrées ; il y a eu une espèce de confrontation entre le jazz, le classique, le rock, un mélange passionnant, tellement riche et dense musicalement. Je pense que c’est leur période la plus inspirée ; c’est là que Keith EMERSON a donné le maximum d’inspiration.
Le rock progressif est malheureusement un genre qui s’est fait un peu récupéré par la suite, qui a presque été galvaudé et ridiculisé par les médias à un moment donné… Ça avait une image passéiste, même un peu « grotesque » parfois, dans la façon dont c’était représenté. Et c’est dommage parce que la musique progressive est un genre musical, au-delà du rock… Je n’ai pas envie de parler de rock progressif, mais de musique progressive. Ça va au-delà du rock, ne serait-ce que dans l’instrumentarium. À un moment donné, on peut très bien prendre un morceau d’EMERSON ou de cette époque-là et en faire une relecture qui soit totalement différente.
Et qui peut éventuellement toucher un autre public…
TE : Exactement ! Et c’est là que ça devient intéressant : ça peut aussi s’adresser à un autre public qui va découvrir une œuvre complète de musicien à travers une relecture. Car Emerson Enigma est plus une relecture qu’une adaptation. J’ai vraiment voulu faire une relecture, à ma façon, en y mêlant les ingrédients que j’avais envie d’y entendre. Cette formule me plaît, j’adore le quatuor, donc…
Oui, tu n’avais pas envie de monter un trio claviers/basse/batterie…
TE : Non. Il y a plein de « cover-bands » d’ELP et d’autres groupes qui font ça très bien. Mais je pense que cette musique, à cet endroit-là, méritait peut-être une autre vision, un autre point de vue.
EMERSON ReWorks
Donc le choix s’est aussi porté sur les compositions impulsées par Keith EMERSON pour le trio ELP ?
TE : Oui. Basiquement, il y a des chansons qui ont été écrites bien sûr en collaboration avec Greg LAKE, beaucoup. Mais c’est vrai que l’idée était de défendre ce qui, moi, m’avait touché dans cette musique, cette période d’une dizaine d’années qui correspondent vraiment à l’éclatement créatif de tout ça.
De même, tu as aussi contracté la marotte de Keith EMERSON qui consiste à caser des citations d’œuvres classiques dans ses compositions…
TE : C’est-à-dire que j’ai voulu garder dans l’esprit le fait qu’il aimait bien faire des juxtapositions de titres, de morceaux. De temps en temps, j’ai pris un extrait de MUSSORGSKI ou de JANÁCEK dans tel morceau, comme un rappel… J’ai voulu en quelque sorte « scénariser » cette musique-là.
Ça explique le choix de faire des « suites », où on passe d’un morceau à un autre, d’une section à une autre…
TE :Voilà, exactement ! Sans idée de chronologie réelle. Il s’agissait de trouver le point de jonction qui permet cette cohérence, d’un seul coup, une cohérence entre, par exemple, Tarkus et The Endless Enigma. Et The Endless Enigma, je l’ai gardé en entier parce que c’est un morceau fabuleux !
C’est du reste un choix étonnant, d’autant que ce n’était pas un morceau régulier de leur répertoire scénique.
TE : Non, c’est vrai. J’en ai une version dans un des disques pirates réédités par Manticore à l’époque ; effectivement, ce n’est pas un morceau qu’ils ont joué fréquemment.
Et Trilogy non plus, du reste !
TE : Trilogy était très rare aussi, oui. Dans cet album ; il y a beaucoup de pièces qui ont une écriture très, très riche.
Et ces pièces n’étaient pas forcément reproductibles sur scène…
TE : Sur scène c’était sûrement très difficile à mettre en place et à réaliser à trois. Et là, c’est vrai que le quatuor m’apporte une liberté au niveau de la relecture qui est passionnante, qui a été super-intéressante. L’idée est vraiment de raconter une espèce d’histoire. Après, chacun y trouve son compte, mais il s’agissait bien de raconter une vraie histoire sur la musique d’EMERSON.
Et tu n’as pas éludé les parties « chanson » ; tu as tenu à garder les parties chantées…
TE : Ah ! ben oui, bien sûr ! Le côté pop, chanson, « british pop » est très présent dans la musique d’EMERSON, et même omniprésent parce que ça reste quand même un répertoire de chansons, aussi. Et effectivement, EMERSON y a apporté cette fantaisie, cette folie, cette précision dans l’écriture, cette envie de faire partager autre chose, et puis faire connaître certains aspects de la musique classique. Ce qui est intéressant, c’est qu’il est allé chercher dans ces répertoires qui ne sont pas forcément les plus traditionnels. MUSSORGSKY, PROKOFIEV, JANACEK, COPLAND, etc., ne sont pas exactement les inspirations les plus prisées.
Donc il y avait avec Emerson Enigma l’envie de mettre en évidence des pièces du répertoire d’ELP qui ne sont pas nécessairement les plus représentées dans les anthologies et autres « best of »…
TE : Oui, voilà ! Et puis ça vient de mon feeling à moi, aussi. Telle pièce m’a marqué plus qu’une autre parce qu’il y a une écriture, une richesse qui m’a comblé à ce moment-là, qui m’a séduit à cet endroit-là.
J’imagine que ç’aurait été aussi plus délicat de rejouer en intégralité des pièces à rallonge comme Karn Evil 9 ou même son Piano Concerto N°1 ?
TE : Oui, c’est vrai que là, c’est un autre travail… Ça mériterait de figurer sur un second album, parce qu’il y aurait de quoi faire ! (rires) En fait, je suis parti du concert que j’avais fait au Triton pour réécrire les arrangements par-dessus. Je suis vraiment parti de la base que j’avais faite, des morceaux que j’avais interprétés pour faire cet album.
Fanfare for the (not so) Common Man
Ça correspond donc à ce que tu avais déjà joué sur scène et que, on l’espère, tu vas rejouer ?
TE : Oui, moi aussi je le souhaite, avec ces nouvelles couleurs, cet apport du quatuor. Là, je me suis vraiment éclaté à écrire les arrangements, je me suis régalé sur chaque passage à chercher une idée, et même des fois à exacerber le côté baroque de l’écriture, et même parfois la fantaisie que ça peut apporter, car cette musique est tellement riche ; il y a de l’humour, de la fantaisie, il y a des tas de choses dans cette musique, c’est ça qui est passionnant.
Et on retrouve cela dans Emerson Enigma : des passages intimistes, mélancoliques, des passages plus exubérants, des aspects de musique contemporaine… On est même pas loin de MAGMA, par moments…
TER : Ah ! mais carrément ! Des fois, je suis surpris d’entendre certains passages qui font un peu penser à de la zeuhl, quoi ! Ça se ressent dans la façon dont ça s’organise musicalement ; et avec la couleur acoustique, d’un seul coup, c’est davantage mis en évidence !
Justement, dès le départ, tu as fait le choix de ne pas utiliser de batterie, ou même des percussions ?
TE : Au départ, je me suis posé la question. Et puis finalement, je trouve qu’une couleur très acoustique, un peu « classisante », était largement suffisant pour représenter les différentes dynamiques de cette musique. Donc je n’ai pas vu la nécessité d’avoir une rythmique. J’y pense de temps en temps. Je me dis qu’on pourrait faire quelque chose d’un peu exceptionnel, mais bon… Dans l’immédiat, je trouve que ça fonctionne. C’est déjà tellement riche et tellement dense…
Oui, on finit pratiquement par oublier qu’il y a pu y avoir une rythmique…
TE : Oui, c’est une véritable relecture complètement différente de tout ce qui a pu être proposé au départ.
Je pense que tu as eu vent du projet assez curieux d’hommage à ELP de Carl PALMER ?
TE : Oui, c’est un peu étrange. Mais bon, après, chacun le fait comme il le ressent. Il veut mélanger du « live » avec des vidéos, des hologrammes, OK ! Pourquoi pas ? Le principal, c’est que ces musiques-là continuent à exister. Après, on peut leur trouver des formes différentes. C’est ce que je trouve intéressant avec ces musiques-là. C’est comme celle de MAGMA. C’est une musique qui continue à exister, à travers différentes versions, différentes propositions, et je trouve que des compositeurs comme Christian VANDER, Frank ZAPPA, Keith EMERSON, des gens comme ça, méritent de passer à une espèce de postérité, méritent d’avoir cette pérennité que peuvent avoir des MOZART, des STRAVINSKY, etc. parce qu’au-delà de l’instrumentarium, ce sont des compositeurs importants, voilà ! Et il faut continuer à jouer, à interpréter les travaux qu’ils ont faits à cette époque-là, avec un instrumentarium qui, au départ, a un peu choqué les institutions, comme d’habitude – il faut le temps qu’il faut pour que ces musiques-là soient reconnues – mais bon, je pense que c’est important de réhabiliter les compositeurs du XXe siècle tel que, nous, on l’a vécu.
Dans la musique d’EMERSON il y avait aussi une part d’improvisation, et tu as gardé cette dimension dans Emerson Enigma…
TE : Oui, totalement. Il y a beaucoup d’improvisation, il y a beaucoup de moments assez jazz. EMERSON était un fou de jazz. Je l’avais rencontré en 2000, on avait passé deux jours ensemble à Los Angeles, à Santa Monica, on a passé tout un déjeuner ensemble à discuter pendant quatre heures à parler musiques, tout ça. Il aimait parler des musiciens qu’il aimait. Il adorait le jazz ; c’était un fou de jazz. Il adorait Jimmy SMITH, il adorait Oscar PETERSON… Il m’a même confié une fois pendant le dîner : « J’aurais beaucoup aimé jouer comme Winton KELLY ! » Wouah ! C’est une belle référence !
Keith EMERSON avait beau avoir eu une formation classique, on se rend compte qu’il avait aussi les oreilles ailleurs…
TE : Voilà ! C’était quelqu’un de curieux. Et de ce point de vue-là, on a des similitudes. Je suis moi aussi curieux de musiques. J’ai été boulimique de musiques dans ma jeunesse, j’écoutais un peu de tout, comme ça, et EMERSON avait cette même curiosité musicale. Je pense que c’est primordial quand on est musicien d’être curieux à ce point-là des différents genres qu’on peut aborder. Il avait ça, cette curiosité !
Alors bien sûr, intégrer à ses références et à son jeu le jazz et sa pratique de l’improvisation n’a pas forcément dû être compris par tout le monde, mais ça a fonctionné ! Il y a un moment où ça a fonctionné, parce qu’il y avait cette diversité dans le propos qui était génial !
Trilogy
J’ai une question cette fois à propos de ta composition Ẁalomëhnd/ëm Ẁarreï, qui figure dans l’album Kãrtëhl de MAGMA, lequel album est sorti quasiment en même temps qu’Emerson Enigma. Peux-tu en parler ?
TE : Oui, absolument ! Alors, c’est drôle parce qu’à l’époque où je venais juste de rentrer dans MAGMA, on a fait six concerts, et après il y a eu le confinement, et tout s’est évidemment arrêté. Puis un jour je me suis mis au clavier, sur une rythmique, et j’ai commencé à trouver quatre mesures, le thème principal de Ẁahlomëhnd/ëm Ẁarreï. Et je me suis dit : « Voilà qui est intéressant ! » Mais je ne savais pas quoi en faire. Et puis je me suis dit : « Attends, mais c’est très MAGMA, ça, quand même, dans l’idée ! » Mais je ne l’ai pas fait délibérément ! J’ai pris ces quatre mesures sur l’ordi, et j’ai trouvé ça intéressant. Après, le reste est venu assez naturellement, c’est ça qui est singulier !
Quant à l’intro, en fait, c’est une adaptation d’une pièce que j’avais écrite quand j’avais treize ou quatorze ans – comme quoi j’étais déjà, à cette époque, très influencé. Donc, après, je l’ai arrangée avec cette espèce de tuilage sur la fin de l’intro qui arrive jusqu’au morceau. Il y a tout un cheminement qui fait que toutes les voix se « tuilent » à un moment donné. Mais au départ, cette pièce vient d’il y a très, très, très longtemps, et le reste du morceau est assez nouveau. Mais je me suis dit « tiens, il manque une intro sur ce morceau-là », et j’ai repensé à ce thème que j’avais écrit, et j’ai essayé de voir si ça pouvait se coller là. Et finalement, ça a bien fonctionné.
Je suis ravi d’avoir composé ça et honoré d’avoir composé un morceau pour MAGMA, parce que MAGMA, pour moi, vient de la même époque qu’EMERSON. Mon trio (ou mon tiercé) gagnant, c’était EMERSON, MAGMA, ZAPPA. Après, il y a tout le reste, GENTLE GIANT, GENESIS, YES… Mais ce qui m’a le plus marqué à ce moment-là, c’est vraiment ces musiques-là : EMERSON, MAGMA, ZAPPA, c’est le triumvirat de compositeurs que j’aimais vraiment !
Est-ce toi qui a écrit les paroles de Ẁahlomëhnd/ëm Ẁarreï ?
TE : Oui ! Pour le coup, j’ai pris tout ce que je connaissais comme mots en kobaïen, avec lexique et tout, et j’ai fait en sorte de trouver un sens au texte qui sonne bien évidemment avec la musique. Et du coup ça fonctionne assez bien. Il n’y a pas beaucoup de mots en kobaïen, mais ça a du sens pour moi et par rapport au morceau. Le choix des mots avait un certain sens à cet endroit-là pour moi ; c’était important que tout soit cohérent.
Et Ẁahlomëhnd/ëm Ẁarreï signifierait, d’après le livret du CD, « Univers, pourquoi ? »
TE : Voilà ! Comme si des gens s’étaient réunis pour se poser cette grande question ! Univers, pourquoi ? Pourquoi tout ça, pourquoi les choses sont-elles aussi complexes, pourquoi le fonctionnement humain n’est-il pas plus simple ? Sans toute ces confrontations, ces guerres… Bref, c’est très général, presque un peu naïf, mais en même temps…
Il y a un aspect assez lié avec l’expérience pandémique que nous avons tous vécue dans cette question, finalement…
TE : Oui ! Le contexte s’y prêtait, puisque ça a été écrit vraiment pendant le confinement, ou juste après. Donc c’est vrai que ça vient de tout un questionnement. Le morceau + les paroles viennent d’une idée, d’un questionnement assez personnel.
The Show That Never Ends…
Pour finir et pour en revenir au projet Emerson Enigma, y a-t-il des concerts en vue ?
TE : Oui, il y a un concert le 17 novembre, on est à l’Auditorium de l’école de musique de Valence, dans le cadre de Jazz Action Valence (Laurent COKELAERE s’occupe de tout ça). Il y a un concert prévu le 9 décembre au Bal Blomet ; il y a un concert prévu au Rocher de Palmer, je crois que c’est le 1er avril de l’année prochaine. Ça va être amusant de jouer du EMERSON au Rocher de… Palmer ! (rires) Et puis ça se précise petit à petit, il commence à y avoir des retours d’un peu partout, de gens qui sont interpellés par cette musique. Je suis surpris de voir que beaucoup de gens connaissent, et la proposition est bien accueillie par des gens qui…
…qui n’avaient pas entendus la musique d’EMERSON comme ça !
TE : Oui, et de voir que cette suggestion d’interprétation est si bien acceptée, ça fait plaisir, quoi ; c’est plutôt gratifiant !
Merci beaucoup Thierry ELIEZ !
Article et Entretien réalisés par Stéphane Fougère
Photos Concerts Thierry Eliez et Emerson, Lake & Palmer : Sylvie Hamon
* Thierry ELIEZ – Emerson Enigma (CD ou 2xLP, Dood Music Records, 2022)
Page : https://thierryeliez.bandcamp.com/