VOCE VENTU
& Mieko MIYAZAKI
Les Rochers mariés
De la Corse au Japon, il y a des mers, des continents à traverser et probablement autant de différences culturelles auxquelles se confronter. Mais il y a ainsi des mariages que la raison juge impossibles et qu’un moment de magie vient illuminer d’une suprême évidence. C’est ce qui s’est passé lors du premier concert donné en 2007 par le groupe de polyphonies corses contemporaines VOCE VENTU et la kotoïste japonaise Mieko MIYAZAKI, accompagnée du violoniste Manuel SOLANS, tous deux officiant dans le TRIO MIYAZAKI, révélé par l’album Sai-Ko. Un instrument à cordes oriental, un instrument à cordes occidental, des cordes vocales polyphoniques (accompagnés des cordes d’une guitare acoustique) ont ainsi trouvé un terrain d’entente et d’écoute qui leur a permis de donner naissance à une création inédite unissant des éléments de traditions musicales aux antipodes géographiques l’une de l’autre.
Après trois ans de travail, ponctués par des représentations scéniques au Japon, en Corse et en France, l’union atypique VOCE VENTU / Mieko MIYAZAKI – initiée par Didier PIERRAT, directeur du Centre-Accueil Franco-Japonais de Paris (et d’origine corse comme par hasard) – a livré le résultat de ses expériences musicales sur un CD paru sur le label girondin daquí. Ainsi les cultures de « l’île de beauté » et de l’archipel du Soleil levant ont-elles scellé leur union artistique, à l’instar de ces rochers mariés au large de la péninsule de Kii, au Japon, reliés par l’épaisse corde tressée Shimenawa. La corde, ici, s’appelle Tessi Tessi (« tisser des liens », en langue corse).
Le koto et le violon s’incrustent dans les chants corses, la voix de Mieko MIYAZAKI rejoint celles de VOCE VENTU, des chants traditionnels japonais sont interprétés en mode polyphonique, tantôt en japonais, tantôt en corse… et tantôt en langue d’Okinawa, l’une des îles de l’archipel nippon avec laquelle les Corses de VOCE VENTU se sont trouvés des affinités autrement électives qu’avec l’île principale Honshu. Au final, ce ne sont plus deux mondes qui se rencontrent, mais trois ! Car même pour Mieko MIYAZAKI, la musique d’Okinawa a un parfum d’étrangeté qui tranche avec sa culture classique japonaise.
Passé le premier moment de suspicion d’exotisme, et au-delà de la curiosité même qu’inspire la réunion de tels protagonistes, le projet Tessi Tessi révèle une beauté, une cohérence et une profondeur artistiques doublées d’un engagement culturel qui offre de nouvelles matières à réflexion. Pour en savoir plus sur cette aventure humaine et musicale unique en son genre, ETHNOTEMPOS/RYTHMES CROISÉS a rencontré VOCE VENTU, Mieko MIYAZAKI et Manuel SOLANS (directeur artistique du projet) lors des concerts donnés fin mai 2010 à l’Auditorium du Musée Guimet, à Paris, à l’occasion de la sortie de l’album.
Entretien avec VOCE VENTU & Mieko MIYAZAKI
VOCE VENTU, quel a été votre parcours artistique avant cette création corso-japonaise ?
Frédéric POGGI (VOCE VENTU) : Le groupe est né en 1995. Au départ on était évidemment beaucoup plus jeunes et ce n’était qu’un groupe d’animation. On animait un cabaret à Ajaccio et on faisait des reprises de grands classiques du chant corse. Parallèlement à cela on a travaillé avec un autre groupe de polyphonies sur la Corse qui nous a permis de tourner dans le monde. On est partis en Grèce, en Allemagne, en Suisse, un peu partout… Après, on a eu envie de passer à la composition. On a formé une structure plus solide qui s’est appelée VOCE VENTU, qui veut dire la « voix-vent », avec cette idée de partage, de voyage. De fil en aiguille on a fait un album, le groupe s’est fait connaître et a acquis une certaine notoriété en Corse, jusqu’à la rencontre avec Didier PIERRAT. Il a écouté notre album et a été intéressé pour nous emmener avec lui au Japon. Et c’est du choc qu’on a pu avoir avec ce voyage, de l’expérience humaine qu’on a eue, qu’on a désiré faire perdurer cette expérience et proposer à Didier une rencontre avec une artiste japonaise. De là s’est enchaîné avec Didier l’idée d’un disque, d’une aventure plus longue et plus solide.
Auparavant, vous n’aviez pas effectué de rencontre artistique avec des représentants d’autres cultures ?
Frédéric POGGI : En dehors du groupe de polyphonies avec lequel nous chantions du temps où VOCE VENTU était un groupe d’animation, on a fait des rencontres en Crète avec des groupes locaux. Avec VOCE VENTU on a travaillé avec des groupes corses avec une expérience large dans le… « panoramique-spatial » (rires). On a rencontré des Basques aussi ! Parce qu’on est allés plusieurs fois au Pays basque. Mais ce n’était pas un échange aussi approfondi ; c’était moins réfléchi, moins pensé.
Vous êtes donc prioritairement tournés vers la création…
Frédéric POGGI : Oui. Dans notre premier album, il y a un chant traditionnel et onze créations. Il y a des chansons de base contemporaine, identitaire, engagée. On est partis sur cette idée-là… Ce n’est pas du tout le même style de musique qu’on peut retrouver dans l’échange Mieko MIYAZAKI / VOCE VENTU. C’est un peu plus contemporain, enfin moderne je dirais, avec guitare basse, violon, accordéon, des sons un peu plus folk sur certains domaines. Alors que ce nouveau projet est quand même plus rude, plus traditionnel, dans notre style.
« Il y a des moments très riches, d’autres très purs »
Comment en êtes-vous venus à travailler avec Mieko MIYAZAKI ?
Anthony GERONIMI (VOCE VENTU) : La première fois c’était dans le village d’origine de Didier PIERRAT, qui est donc à la base de ce projet. Je crois qu’on revenait de Guadeloupe et on a enchaîné directement avec l’arrivée sur Cap Corse pour une résidence. Il y avait Manu SOLANS, qui accompagnait Mieko et qui a fait partie du projet à la base, de suite. On a commencé à travailler des créations qui étaient déjà sur notre premier album. Mieko avait travaillé de son côté pour intégrer le koto sur nos chansons. Il a fallu qu’on aille vers une version assez épurée de nos chansons, avec juste une guitare pour laisser vraiment la place au koto et aux arrangements de violon disons classique, la partie de Manu, mais qui est aussi beaucoup dans l’improvisation. Et nous, on s’est adaptés à certains chants originaires du Japon et d’Okinawa.
Takeda No Komoriuta constitue vraiment le point de créativité qui est née de cette rencontre. Ce n’est pas comme si c’était une chanson préexistante et enregistrée qui aurait été adaptée au koto. Je trouve que cette chanson représente très bien la fusion entre les genres, l’osmose qui a pu être générée par cette résidence. C’est ce qui nous a vraiment donné envie de travailler d’autres chants dans une veine créative, sur le mélange du corse et du japonais et de nos univers musicaux respectifs.
Vous en êtes donc passés par plusieurs étapes ?
Manuel SOLANS : Au départ il y avait deux entités, deux répertoires vraiment différents. Depuis, il y a eu une progression. Il y a des morceaux où le koto soutient juste les voix, les accompagne, comme sur Eramu in Campu, les premières expériences… Ensuite il y a des chansons comme Takeda No Komoriuta que l’on a recréées ensemble. Il y a eu un travail d’arrangement. Tout à l’heure, pendant la répétition, tu as assisté à la finition d’une œuvre qui a été enregistrée dans un espace différent, où l’on avait pu s’amuser avec l’acoustique, la spatialisation. Il a fallu mettre au point la version scène. Ce n’est pas du travail de répétition parce qu’on travaille autant en construction, par imprégnation que simplement par étude. En deux ans et demi, cela a permis d’avoir des choses très simples au départ, avec un koto qui s’intercale ou qui accompagne, et maintenant la voix de Mieko qui vient s’insérer dans les polyphonies corses.
Et puis surtout, Mieko nous a fait découvrir tout un répertoire de chansons d’Okinawa, et il y a aussi des chansons d’Okinawa que VOCE VENTU a ramenées de là-bas lors de leurs rencontres en tournées répétées… On retrouve tout ça dans le disque, mais c’est très homogène malgré tout. Il y a des moments très riches, d’autres très purs, et ça donne un disque avec beaucoup de variété où l’on peut voir toute l’évolution de notre travail. C’est un ensemble à peu près équilibré entre mélodies traditionnelles soit corses, soit japonaises, et créations originales de VOCE VENTU. La seule chose qu’on n’a pas encore, contrairement au disque du TRIO MIYAZAKI, c’est des créations, des thèmes de créations originales de Mieko.
Anthony GERONIMI : Ce sera peut-être la prochaine étape…
Mieko MIYAZAKI : Euh…?
Anthony GERONIMI : Elle n’a pas l’air d’accord… Bon, en fait, elle ne sait pas comment le dire, mais elle ne veut pas qu’on lui gâche ses chansons ! (rires)
Mieko MIYAZAKI : En fait, ce qui a importé d’abord pour moi, c’est de comprendre ce qu’est la polyphonie corse parce qu’avant je ne savais pas. Peut-être ai-je cru que je n’avais pas les capacités pour amener ma musique. Je voulais savoir ce que c’était, c’est ma manière de travailler. Si je ne sais pas ce qu’est la musique des gens avec qui je monte une création, je ne peux pas travailler. Si ce projet est si cohérent, c’est parce qu’on a essayé de se connaître chacun, et on y est arrivés. C’est pour ça qu’il y a cette ambiance très cohérente. Enfin je trouve ! Mais je ne vois pas l’intérêt de rester chacun de son côté… Il y a beaucoup de rencontres entre deux cultures qui restent chacune de son côté. Ça ne m’intéresse pas.
« Chacun s’est remis en question »
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ? Intégrer le koto à des chants corses ou intégrer ta voix aux polyphonies corses ?
Mieko MIYAZAKI : C’est une question technique, mais honnêtement ce n’est pas un problème de technique. C’est plutôt une question d’idée, de philosophie. Si ça n’arrive pas, ce n’est pas intéressant. Techniquement, on peut faire. Tu sais bien qu’avec mon koto je fais beaucoup de choses, mais ce n’est pas une question de technique.
Manuel SOLANS : C’est une question intéressante parce que cette idée de « difficulté » provient du fait qu’on se dit que ces cultures sont tellement éloignées, etc. En fait il n’y a pas eu de difficultés parce qu’on a pris énormément de plaisir à se rencontrer en tant que personnes et à faire de la musique ensemble. On a rencontrés chez les uns et chez les autres tellement d’écoute, d’envie d’échanger que ça a vraiment été fait avec plaisir. A aucun moment je n’ai ressenti la sensation de difficulté, de rentrer en force… Il y a eu un plaisir à le faire. On n’a pas toujours cherché tout de suite, mais on a pris plaisir à chercher, à trouver, comme ce à quoi tu as assisté ; ça ressemble beaucoup à ça. Il y a eu des parties très concentrées, très sérieuses, parfois très ludiques, mais ça s’est vraiment fait très naturellement, en fait.
Frédéric POGGI : Et il y a eu des moments d’affinage. On est partis d’abord sur un programme plus vaste, qui était même très coloré VOCE VENTU. C’était un peu notre faute aussi parce qu’on voulait garder notre couleur et on a toujours un peu peur de trop se « jeter dans la fosse ». Donc on a mis un peu de temps à trier entre ce qui pouvait se faire ou non. Et puis on a épuré. Et là, on a trouvé un programme très équilibré…
Manuel SOLANS : Il y a tellement d’ensembles qui en général campent sur leurs positions, qui refusent de se remettre en question. La force de ce projet, c’est que chacun s’est remis en question.
De plus, où j’ai vraiment été très intéressé par ce travail, c’est avec ces chansons japonaises qui sentent bien bon la campagne comme certaines chansons d’Okinawa – ce que tu as entendu tout à l’heure, le titre Mata-Haari (Asadoya Yunta), que VOCE VENTU s’est réapproprié. Ils ont recréé une harmonie dessus. Ils se sont servis des contrechants des instruments qu’ils ont entendus à Okinawa, s’en sont inspiré et ont créé cette harmonie à la manière corse, tout en laissant un peu la place au violon, lequel ressemble un tout petit peu au sanshin, l’instrument à cordes pincées d’Okinawa. Et il y a la voix de Mieko… Il y a des moments de fusion vraiment intéressants. En tout cas ce qui est bien sur ce projet-là avec Mieko, c’est qu’on touche encore à quelque chose d’inouï on peut dire, ça n’a pas été entendu auparavant. C’est vraiment une première.
Je suppose qu’il ne vous était jamais arrivé auparavant d’interpréter des chansons japonaises en version vocale polyphonique ?
Frédéric POGGI : Pas du tout. En fait, lors de notre premier voyage au Japon, on s’est dits que ce serait bien d’amener quelque chose qui est à eux, mais recoloré à notre manière. Tout est parti de là, en fait. On a demandé à Didier PIERRAT de nous proposer différentes chansons qui pouvaient plaire là-bas, et il nous a proposé Kawa no Nagare no Yoni (que l’on a pris pour un traditionnel, alors que c’est une chanson de variété très populaire !). On l’a retravaillée, on l’a réarrangée vocalement, on l’a sortie de son contexte d’origine pour la rapprocher un peu plus d’un contexte vocal, et le premier arrangement polyphonique s’est fait là. On a vu que ça pouvait marcher. On a eu du mal parce que mélodiquement ce n’était pas facile, sans doute parce que c’était d’autres modes, je ne sais pas… Mais ça s’est fait. On a travaillé dessus. Et là-bas ça a tellement bien marché qu’on s’est dits qu’il serait intéressant de faire autre chose.
Vous avez donc traduits ces chants japonais en corse…
Frédéric POGGI : En effet il y a des chants traditionnels japonais comme Sakura qui ont été traduits en corse, ou plutôt adaptés. Ce n’est même pas une traduction, c’est une adaptation. Le texte est totalement différent. Et il y en a d’autres qu’on a trouvés intéressant de chanter en polyphonie et en japonais. C’est le cas de Kawa no Nagare no Yoni, de Tinsagu no Hana, qui est en langue d’Okinawa. On a travaillé avec une amie japonaise qui habite en Corse et qui nous a fait travailler la diction.
Mieko MIYAZAKI : A ce propos, j’ai une anecdote. J’ai fait écouter notre version de Kawa no Nagare no Yoni à un couple japonais, et ils m’ont demandé « mais qui est-ce qui chante ? Tamura SHINJI ? » (Tamura SHINJI est au Japon ce que Johnny HALLIDAY est en France.) Parce qu’ils ont trouvé que leur prononciation était parfaite ! Je leur ai dit : « Ah non, ce sont des Corses ! » Ils ne pouvaient pas le croire, tant leur prononciation était parfaite. Trop parfaite !
« La Corse et Okinawa ont beaucoup de points communs »
Ainsi, il y a trois langues en fait dans ce projet : le corse, le japonais et l’okinawaien, qui est différent du japonais ?
Mieko MIYAZAKI : Oui, tout à fait. En fait, pour moi, la musique d’Okinawa est une musique étrangère. Sakura et Takeda, ça c’est ma musique. Mais les chansons d’Okinawa sont pour moi de la musique ethnique ! Mais quand je pense au cas de la Corse, je pense aussi à Okinawa. Historiquement, ces îles ont beaucoup de points communs. C’étaient des pays indépendants et ils ont été colonisés. Mais encore aujourd’hui ils gardent leur langue et leur culture. Et ils en sont fiers. Okinawa a été occupée par les Américains après la seconde guerre mondiale. Quand les Japonais ont perdu cette guerre, ils ont cédé Okinawa aux Américains. Encore aujourd’hui l’armée américaine y est présente avec de nombreuses bases militaires. Malgré tout, les Okinawaïens ont gardé leur culture et en sont très fiers. Tout comme les Corses.
Anthony GERONIMI : Ce qui est singulier, c’est que Mieko nous avait proposé Tinsagu no Hana, une chanson d’Okinawa, avant notre deuxième voyage au Japon. Or, dans ce voyage, il était prévu qu’on parte sur l’île d’Okinawa. Mais on n’avait pas prévus d’aller à Okinawa parce que Miekopensait qu’il y avait des similitudes entre la Corse et Okinawa. C’était prévu dans un voyage qui était organisé latéralement. Finalement on s’est rendus compte par nous-mêmes des similitudes entre notre île et la leur, et c’est à cette occasion-là qu’on a appris ce chant, Tinsagu no Hana. Après,Mieko a vu qu’on accrochait bien sur ce style.
Frédéric POGGI : De plus, on avait fait une résidence avec un joueur de sanshin. Lui avait joué sur une de nos chansons, il avait écouté notre premier disque et voulait à tout prix qu’on fasse un truc avec lui. On lui a dit « puisque tu a fait ça avec la nôtre, nous aussi on veut travailler avec une de tes chansons » ; et il nous a proposé Asadoya Yunta, qu’on a répété tout un après-midi.
Mieko MIYAZAKI : Ils ont vraiment créé une autre chanson à partir de celle-ci. J’ai vraiment été très étonnée par leur talent. J’aime beaucoup cette chanson parce qu’on a vraiment deux cultures dans un même écrin. Ils ont à la fois repris un morceau traditionnel d’Okinawa tout en faisant acte de création. Quel talent ! C’est mon morceau préféré.
En même temps, ça donne une dimension engagée, doublement engagée, compte tenu des parallèles historiques entre Okinawa et le Japon d’une part et la Corse et la France d’autre part.
Frédéric POGGI : C’est vrai qu’on a ressenti ce côté très différent. La rigueur qu’on va trouver par exemple sur le Japon, à Tokyo, à Kyoto, contraste avec le relâchement à Okinawa, et qui nous ressemble plus. Après, il y a des petites anecdotes. Là-bas, Okinawa, ils l’appellent « l’île de beauté » aussi, en langue d’Okinawa ! Et géographiquement, Okinawa est au Sud du Japon, même un peu à l’Est. Nous, c’est pareil par rapport à la France continentale. Même dans l’imagerie mentale, c’est ça, l’île de beauté, et il y a cet aspect identité exacerbée. Ils en sont fiers ! Donc c’était intéressant : on avait ce chant (Asadoya Yunta) et on s’est dits pourquoi ne pas faire un refrain corse sur un chant d’Okinawa, et on s’est servis de la mélodie d’Okinawa pour composer un texte et une mélodie en corse.
Mieko MIYAZAKI : Pour moi, chanter cette chanson d’Okinawa me fait le même effet que de chanter Les Feuilles mortes, c’est tout aussi différent de ma culture japonaise. La langue n’a rien à voir avec le japonais. En fait, je suis fan de musique d’Okinawa. Elle me donne énormément de plaisir.
Tu confirmes donc que, pour toi, c’est radicalement différent de la tradition classique japonaise ?
Mieko MIYAZAKI : Exactement ! Ce n’est pas japonais. C’est Okinawa. Comme les Corses pensent qu’ils sont Corses et que leurs chants ne sont pas français. C’est délicat, mais c’est la vérité.
Et il y a ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. L’île d’Okinawa a été complètement violée par les Américains. Quand je suis allée pour la première fois à Okinawa avec Manu, on y a vu l’armée américaine. Ça constitue encore un problème. Les habitants d’Okinawa acceptent ça, mais ils n’ont pas le choix. Cela dit ils gardent leur culture beaucoup plus que les Japonais. Nous, les Japonais, nous nous sommes énormément américanisés. On ne garde pas notre tradition. Mais à Okinawa, ils la gardent. Il faut que les Japonais réfléchissent à cela. On abandonne notre tradition. Ce n’est pas bien. On y perd notre identité.
« Il fallait trouver vraiment le cœur, le noyau de chaque origine »
En ce qui concerne les arrangements, vous avez épuré de manière à ne garder, en plus des mélodies et des arrangements vocaux de base, que guitare, violon et koto. En fait, vous n’avez gardé que des cordes. Pourquoi pas aussi des instruments à vent ?
Frédéric POGGI : On n’a pas du tout réfléchi à ça. Il y a eu l’idée d’amener l’accordéon du TRIO MIYAZAKI à un moment donné. On s’est dits : ça se fait ? Ça ne se fait pas ? On n’a pas poussé…
Manuel SOLANS : Ça fera peut-être partie des évolutions possibles. Mais je crois qu’il fallait trouver vraiment le cœur, le noyau de chaque origine, le Japon, la Corse. Même la place du violon est vraiment en filigrane. J’essaie d’être assez discret, d’apporter une voix supplémentaire de temps en temps. Mais l’important était que l’on sente la « Corsitude » dans les voix, et c’est vrai que très souvent c’est plaisant d’ajouter une voix, une percussion, un instrument à vent, un accordéon, mais là il y a un koto harmonique, une guitare harmonique ; ça fait déjà deux instruments harmoniques. Il faut déjà se méfier du double emploi. Ce n’est pas parce qu’on met plus de sucre ou plus de crème que le gâteau est meilleur.
C’est comme un dosage en cuisine, on choisit d’avoir le plus bel ingrédient possible, ou les deux plus beaux ingrédients possibles, plutôt qu’une multitude d’ingrédients. Après, ça permet une évolution… On peut imaginer plein de choses, des cordes, un quintette, il y a des chansons de leur répertoire que je verrais très bien avec des arrangements de cordes, etc., mais je crois que ce sera peut-être un autre projet. On se pose un peu la même question avec le TRIO MIYAZAKI…
Maintenant je trouve qu’il y a un équilibre entre la mise en avant des voix et celle des qualités du koto ; il y a un travail entre la guitare et le koto qu’on est en train d’entreprendre et d’affiner. Donc déjà, il faut qu’on arrive au maximum avec les effectifs qui sont là. On part de quelque chose de concentré, de pur et après on pourra ouvrir. J’ai eu l’impression au départ qu’il y avait beaucoup d’informations et que forcément l’information la plus importante, qui est notamment la plus belle, était parfois non pas masquée mais un peu voilée, c’est comme si un excès de décoration nuisait au sujet dans un tableau.
Vous n’avez pas cherché à surcharger l’ensemble…
Manuel SOLANS : Voilà… Et en même temps c’est une musique qui n’est pas du tout austère. Les gens qui l’écoutent la première fois n’ont pas cette impression. Il y a une pureté. C’est une recherche de pureté, sans tomber dans l’austérité non plus.
Ce disque est donc une synthèse provisoire ?
Frédéric POGGI : Oui. C’est l’aboutissement de cette idée d’échange. Après ça peut rebondir de mille manières différentes. Il faut déjà laisser vivre ce projet-là, ne pas l’étouffer par mille projets qui vont lui tomber dessus. Il faut qu’il vive, qu’il arrive à maturité, parce qu’il peut encore mûrir, il va se passer encore des choses… Pour les concerts au Musée Guimet, il devait y avoir une danseuse d’Okinawa qui allait se greffer, donc du visuel. Ça n’a pas pu se faire, mais il y a encore mille possibilités rien qu’avec cette base-là parce qu’elle est riche, elle est naissante encore.
« Au Japon, on avait l’impression d’être sur Mars ! »
Avez-vous eu l’opportunité de jouer ensemble au Japon, et comment a été perçue cette conjonction de cultures ?
Manuel SOLANS : On a joué ensemble à Tokyo et à Fukuoka. Il y avait beaucoup de surprises, beaucoup d’émotions sur certains chants. Même pour les concerts à Paris : on a eu énormément de public japonais au concert de la Maison du Japon. On a vu des personnes venir nous remercier les yeux embués, pleins d’émotion. C’était très touchant, on a eu de très, très bons retours de ces concerts à Tokyo et à Fukuoka. On espère surtout que le CD va nous ouvrir quelques portes…
En plus, à Fukuoka, on a eu la chance d’avoir une salle magnifique. Moi qui suis souvent allé au Japon dans le cadre d’orchestres classiques ou avec d’autres formations, j’aimerai bien retrouver toutes les salles avec cette qualité au niveau de l’acoustique, l’ambiance, cette qualité de respect du public japonais en concert, la qualité de l’écoute. C’est vraiment une belle expérience. C’était surtout nous qui avons vécu de très belles expériences là-bas, et qu’on espère renouveler.
Mais c’est vrai qu’en général tous les Japonais qui sont venus à nos concerts nous ont remercié avec beaucoup de gratitude. On a eu un accueil extrêmement émouvant.
Frédéric POGGI : Oui, ils ont senti que la démarche était sincère, que c’était donné de bon cœur. Ça passe. On a été étonnés parce que lorsqu’on a été au Japon la première fois, avant de rencontrer Mieko, Didier nous a dit : « Attention… » Nous, on est habitués à un public plus ou moins chaleureux en Corse. Bon ça dépend des jours, mais il y a quand même un échange qui se fait. On nous a dit « au Japon, c’est très rigoureux, ils écoutent, il n’y a pas d’applaudissements… » Alors nous, ça nous a mis la pression !
On a fait un premier concert qui était de qualité très moyenne, déjà parce qu’on avait la pression et parce qu’en arrivant au Japon on avait l’impression d’être sur Mars ! Donc on est sortis presque 24 heures d’affilée avant le concert, on n’avait pas beaucoup dormi, on était complètement crevés, on a passé un temps fou à faire la sono – mais ça ils savent comment ça se passe, et pour faire les réglages on ne s’en sort jamais ! Et on a été surpris que le public se lève et applaudisse, rigole, soit content – vraiment, hein ! – il y avait des gens qui pleuraient, qui chantonnaient avec nous les mélodies. Alors voilà, on a eu envie de rendre ça, quelque part. Cette générosité a été perçue et rendue à notre manière.
Propos recueillis par Stéphane Fougère
Merci à Didier Pierrat, Axel Matignon et Anna-Nicole Hunt
CD: VOCE VENTU & Mieko MIYAZAKI – Tessi Tessi (daquí / Harmonia Mundi)
Site : http://www.miekomiyazaki.co
Cliquez ici pour voir les photos du concert au Musée Guimet à Paris