UNIVERS ZÉRO – Clivages
(Cuneiform Records)
UNIVERS ZÉRO – Hérésie (version remixée et remastérisée)
(Cuneiform Records)
Deux parutions ont enrichi le catalogue discographique d’UNIVERS ZÉRO en 2010 : son nouvel album, Clivages, et la réédition de son deuxième opus sorti en 1979, Hérésie, en version remixée et remastérisée. Et c’est peu dire qu’un grand écart sépare ces deux œuvres : écart temporel bien sûr (plus de trente ans), mais aussi écart atmosphérique. Sans aller jusqu’à dire qu’il verse dans une gaieté irrémédiablement printanière, l’album Clivages fait preuve d’une variété de climats et de nuances émotionnelles qui le place aux antipodes de son ancêtre, lequel cultive un « jusqu’au-boutisme » délétère resté à ce jour sans équivalent.
Entre son précédent album studio, paru six ans auparavant, et Clivages, que s’est-il donc passé chez UNIVERS ZÉRO ? C’est très simple, le groupe s’est enfin reformé ! Et surtout, il a tourné (en témoigne l’album Live paru en 2006) et, moyennant quelques changements de personnel, en a profité pour roder un nouveau répertoire, que l’on peut enfin goûter en version studio avec ce CD. Ces Clivages étaient donc très attendus parce qu’ils corroborent la renaissance d’UNIVERS ZÉRO en tant que vrai groupe, et non comme simple émanation studio ourdie par son mentor, Daniel DENIS, comme l’étaient Rhythmix et Implosion.
Sur Clivages, UNIVERS ZÉRO est donc bel et bien un septette soudé, qui ne rechigne aucunement à se coller l’étiquette « rock de chambre », aux influences est-européennes et classico-contemporaines maintes fois citées. (Allez, on en remet une couche : BARTOK, STRAVINSKY, PENDERECKI, HUYBRECHT, DUTILLEUX…) De plus, Daniel DENIS n’est plus le seul à mettre la main à la pâte en matière de compositions. Outre les siennes, ces Clivages contiennent donc également des pièces écrites par deux autres membres « historiques » du groupe, Michel BERCKMANS et Andy KIRK, mais aussi du clarinettiste Kurt BUDÉ.
L’avantage d’avoir quatre compositeurs dans le groupe est que son panorama musical s’en trouve élargi, ses climats diversifiés et ses couleurs enrichies (et comme si les sept musiciens « officiels » ne suffisaient pas, il y en a trois autres invités ici et là aux violoncelle, accordéon et batterie), au risque aussi de diluer la signature sonore qui l’a fait connaître.
Cela dit, et contrairement à ce que peut suggérer la pochette, impressionnante et exagérément glauque, UNIVERS ZÉRO n’est plus réductible à ce symbole de la « sombritude » infrangible du temps de Hérésie, et s’il a intitulé son nouveau CD Clivages, c’est pour mieux souligner la variété de la palette d’émotions et de visions générée par une communion de sensibilités diverses et complémentaires.
Les quatre premiers morceaux du disque donnent une carte assez complète des différents rivages investis par UNIVERS ZÉRO : Les Kobolds (cousins plus que germains des Kobaïens ?) nous accueillent avec un thème folklorisant aussi boiteux que sinueux, tandis que le pavé Warrior – une mythique composition d’Andy KIRK qui se présente comme la suite logique de son Combat inclus dans Ceux du dehors – vient assombrir et envenimer l’atmosphère (guitare électrique « included »!).
De fait, pour respirer un peu après cette épopée haletante, Michel BERCKMANS nous rend compte de ses Vacillements, lesquels semblent faire écho à un autre groupe dont le bassoniste a fait partie, JULVERNE, et qui poursuivent l’orientation acoustique plus « légère » déjà entrevue avec Variations on Mellotronic’s Theme (album Implosion).
Après quoi Daniel DENIS nous fait entendre le cri de la Terre (Earth Scream), dans la lignée des piécettes électro-indus-ambient au climat malsain d’Implosion.
Les autres compositions s’inscrivent peu ou prou dans les mêmes sillages, s’épanouissant dans des proportions diverses et offrant des nuances variées. Et qu’on n’aille pas croire que chaque compositeur se soit spécialisé dans un « climat » ; au contraire, le même peut faire état d’humeurs très contrastées. Ainsi, les évanescents Three Days contés par Kurt BUDÉ n’ont-ils rien à voir stylistiquement parlant avec son éloquent Straight Edge, qui constitue l’autre grande fresque bigarrée de l’album. Et le désabusé Retour de foire de BERCKMANS ne distille pas la même ivresse que son Apesanteur (même si tous deux jouent sur le registre de la suspension), pas plus que les claudicants Soubresauts de DENIS n’imposent la même façon de marcher que ses Cercles d’Horus, plus martiaux et funèbres.
Tout le disque est ainsi construit par succession de contrepoints climatiques d’une pièce à l’autre, de manière même un peu trop systématique, mais qui a au moins le mérite de ne pas enfermer l’auditeur dans une optique unilatérale et maniaco-obsessionnelle. Plusieurs écoutes sont évidemment nécessaires pour se familiariser avec chaque tableau sonore et explorer tous leurs entrelacs et recoins, d’autant que l’album pointe quand même à 66 minutes. Jamais un disque studio d’UNIVERS ZÉRO n’avait été aussi long ! Clivages serait-il l’album de la dernière chance, dans lequel on aurait jeté en pagaille toutes les munitions à disposition ? On espère bien que non, et qu’il augure au contraire d’un nouveau cycle créatif pour ce septette d’exception qui, 36 ans après sa naissance, fait montre d’une motivation et d’une vitalité exemplaires.
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La réédition toilettée de Hérésie offre l’occasion de s’assurer que la légende qui entourait cette œuvre ténébreuse n’est vraiment pas usurpée, et dépasse même ce que pouvaient s’imaginer ceux qui ne la connaissaient pas encore. Et ceux qui avaient déjà fait sa connaissance peuvent maintenant avouer être rarement devenus familiers de la chose dans ses moindres recoins. Car soyons honnête, ce n’est pas le genre de disque qu’on a envie d’écouter en boucle tous les jours et de faire écouter lorsqu’on est en société, à moins d’avoir un compte à régler avec la Terre entière.
Bien entendu, on peut démythifier la bête en affirmant que Hérésie ne fait que s’inscrire dans la lignée du premier opus éponyme d’UZ et confirme ainsi ce choix d’un « rock de chambre » dont il est devenu une pierre fondatrice. Mais ce rock de chambre-là est empoisonné. Ses accointances de l’époque avec le mouvement Rock In Opposition alors en pleine expansion reflètent une esthétique aussi exigeante pour ses géniteurs que pour ses auditeurs. Hérésie est l’aboutissement d’une certaine conception du rock avant-gardiste aux références toutes contemporaines. Il en est aussi une excroissance outrecuidante dont l’impact esthétique « sombre » a occulté les traits d’humour noir tellement tirés à coups de gros pinceaux qu’ils sont devenus des aplats, transformant le tableau en un monument de noirceur cauchemardesque au second degré subrepticement occulté.
La raison en incombe en priorité à la pièce d’ouverture, la Faulx, qui, du haut de ses vingt-cinq minutes, s’impose comme une tour peut-être pas d’ivoire vu le contexte, mais certainement d’ébène. C’est aussi un cheval de Troie qui vous prend à la gorge et vous assaille sans que vous puissiez vous en défaire, sauf en éteignant votre lecteur. La Faulx fascine et effraie tout à la fois. Ses premières minutes ne cherchent même pas à tromper, elles plantent un décor de rituel torpide et sinistre qu’on aurait jamais cru capable d’exister, y compris dans les pires films d’horreur. Du reste, on attend encore que soit réalisé le film d’horreur qui pourrait convenir à pareille « bande-son ». Daniel DENIS voit des similitudes entre la Faulx et le Septième Sceau d’Ingmar BERGMAN. Au cas où la barre n’était déjà pas placée assez haut…
UNIVERS ZÉRO n’a assurément jamais autant cultivé cette voie proto-dark-gothico-ambient que dans ce que certains appellent « l’intro » de la Faulx, mais qu’il faudrait plutôt appeler sa première partie eu égard à sa durée (une dizaine de minutes) et parce que c’est une séquence unique tant dans la musique d’UZ que dans tout ce qui a été engendré par le courant des « musiques nouvelles européennes ». La suite du morceau est plus typique de ce qu’UZ développe depuis son premier disque, et promet de beaux et terrifiants moments.
La remastérisation et le remixage opérés pour cette réédition mettent encore plus en valeur l’acuité et la force visionnaires de cette musique, accentuent le relief des percussions de Daniel DENIS, renforcent les exhalaisons délétères de l’harmonium et de l’orgue joués par Roger TRIGAUX, sertissent les relents de médiévalité poisseuse exprimés par le hautbois et le basson de Michel BERCKMANS, acèrent les grincements bas-astraux du violon de Patrick HANAPPIER et gonflent les respirations sépulcrales de la basse de Guy SEGERS. On a presque envie de dire que cette fois, on écoute la Faulx en 3D ! (Et ce sans nul besoin d’oreillettes adaptées.)
De par sa stature, sa densité et sa nature même, la Faulx fait forcément de l’ombre aux deux autres compositions de Hérésie qui, cependant, n’ont rien de fonds de tiroir. Atteignant toutes deux les treize minutes (manquerait plus qu’elles aient été enregistrées un vendredi, histoire d’en rajouter dans le funeste…), elles figurent en bonne place dans le peloton des pièces les plus ambitieuses composées par UZ.
Jack the Ripper a cette particularité d’avoir été écrite conjointement par DENIS et TRIGAUX, lequel l’a revisitée récemment dans le dernier album (Barbaro ma non Troppo) de son groupe PRÉSENT. Tout UZ première époque est dedans, et sa construction épique continue à impressionner. Vous le saurez en temps voulu est le dernier « présent » qu’offre TRIGAUX à UZ, avant qu’il ne parte former son groupe : c’est une pièce archétypale et symptomatique de ce qu’il est de coutume de nommer le rock de chambre, dans son acception la plus pleine. Une collision parfaite entre deux mondes qui vire à la collusion.
Cette réédition de Hérésie est (outrageusement, diront les puristes) parée d’une nouvelle pochette conçue par Thierry MOREAU qui restitue avec excellence le climat général du disque, et les pochettes des deux éditions vinyles d’époque ont été reproduites dans le livret. Ce dernier reproduit plusieurs photos promo dans la lignée de celle qu’on trouvait en couverture de la réédition vinyle de Cryonic et de la première édition CD sur Cuneiform (1991), où l’on voit les musiciens poser avec des tronches et des accoutrements de croque-morts qui les ont bien fait se bidonner.
Le livret contient également le deuxième épisode de la biographie du groupe entamée avec la réédition remastérisée et remixée du premier album parue en 2008. Et pour achever d’attirer le chaland, il y a bien évidemment un morceau bonus. Il s’agit d’une pièce jamais enregistrée par UZ, datée de 1975, soit antérieure à son premier album, avec une formation légèrement différente, les claviers de Vincent MOTOULLE n’ayant pas encore été remplacés par le hautbois et le basson de BERCKMANS.
La touche « musique de chambre » et « classique-contemporaine » n’est donc pas encore de mise, mais en revanche, on discerne dans cette composition des relents de ce que faisait ARKHAM (le précédent groupe de Daniel DENIS), et par conséquent de SOFT MACHINE mêlé à des accents « zeuhliens » et déjà une structure touffue et alambiquée (le morceau s’appelle judicieusement Chaos hermétique…) et un son plus rock.
On ne s’étonnera pas d’apprendre que Roger TRIGAUX reprendra cette pièce au profit de son groupe PRÉSENT, qui la jouera en concert avant de la dépecer et d’en greffer les lambeaux sur d’autres pièces, Ersatz, The Limping Little Girl et Ceux d’en bas. De l’art de recycler un fragment de préhistoire…
Avec cette réédition, le souffle sulfureux qui habite Hérésie jouit d’une nouvelle rutilance vénéneuse.
Stéphane Fougère
(chroniques originales publiées dans
TRAVERSES n°28 – mai 2010 [Clivages]
et dans TRAVERSES n°30 – mai 2011 [Hérésie])