AR RANNOÙ
Annie EBREL, Jacques PELLEN et ONE SHOT chauffent la Breizh !
Ce n’est plus un secret pour quiconque s’intéresse un tant soi peu à la question, la musique traditionnelle bretonne a donné depuis plusieurs décennies des preuves sérieuses de sa capacité à se renouveler, à se revitaliser via des métissages tous azymuts avec d’autres musiques, traditionnelles, actuelles, rurales ou urbaines… D’Alan STIVELL à Erik MARCHAND en passant par Dan AR BRAZ, Jacky MOLARD, Yann-Fanch KEMENER, ou des groupes comme GWENDAL, TRI YANN, BARZAZ, GWERZ et bien d’autres, de nombreuses fusions ont été tenté… et souvent même réussies, que ce soit avec le rock, le jazz, la world, l’électro, etc. Et la Zeuhl n’y a pas coupé non plus ! On pourra s’en convaincre en écoutant des albums comme Gavr’inis de Roland BECKER, la Couleur du milieu et Le Grand Encrier d’Alain GENTY ou Another World de Mériadec GOURIOU ! De la Breizh à la Zeuhl, on savait donc que le chemin pouvait ne pas être si éloigné, l’aspect transe étant du reste présent dans l’une comme dans l’autre.
Néanmoins, on n’avait pas décelé jusqu’à présent d’implications directes de musiciens issus de la « spirale zeuhlienne » dans des projets fondés sur la matière bretonne. C’est désormais chose faite avec la création Ar Rannoù, puisqu’on y retrouve rien moins que le groupe ONE SHOT, connu pour verser dans un jazz-rock zeuhlien en acier trempé. Le quartette bat ici le fer aux côtés d’une grande voix de la chanson traditionnelle et évolutive bretonne, Annie EBREL et d’un guitariste encore trop méconnu autant nourri de tradition bretonne que de jazz, Jacques PELLEN.
Ar Rannoù signifie en bon français « les Séries » et désigne à la base une transposition d’une comptine folklorique bretonne, les Vêpres des grenouilles (Gousperoù ar Ranned), curieusement transformée en une sorte de « catéchisme druidique » par Théodore Hersart de LA VILLEMARQUÉ, l’auteur du Barzaz-Breizh, un recueil de chants populaires de Bretagne dont les paroles et les musiques ont été collectés par l’auteur au XIXe siècle. C’est dans la deuxième édition (1845) de cette véritable bible qu’apparaissent les Séries. En les intégrant à son recueil, LA VILLEMARQUÉ a cherché à démontrer l’existence, en Basse-Bretagne, d’une tradition orale remontant à l’époque des druides (soit 450 ans avant J.C.). Les Séries se présentent donc comme un dialogue pédagogique entre un druide et un enfant récapitulant à travers douze questions et douze réponses – et donc sous formes de comptines – les doctrines druidiques portant sur la cosmologie, l’astrologie, la magie, la médecine, la métempsychose, bref, toutes ces choses que l’on n’apprend guère sous le préau de l’école…
Certains critiques sont restés dubitatifs quant à « l’authenticité » de ces Séries telles qu’adaptées par LA VILLEMARQUÉ. Adaptation ? Retranscription ? Ré-invention ? Mais la matière bretonne est aussi connue pour sa malléabilité. Toujours est-il que les Séries du Barzaz-Breizh ont inspiré plusieurs artistes bretons qui n’ont pas hésité à en livrer des versions « modernisées ». Ainsi les Séries ont-elles figuré dans les années 1990 au répertoire du troisième album (Holen Ar Bed / Le Sel de la Terre) de la formation folk-rock GLAZ et dans celui du chanteur Denez PRIGENT, qui en a livré une version baignée d’électro expérimentale dans son album Me ‘zalc’h ennon ur fulenn aour.
Initiateur d’une « esthétique jazz sous influence bretonne » et fondateur à la fin des années 1980 d’une très remarquée CELTIC PROCESSION, véritable auberge de « genèse » pour virtuoses bretons ouverts à l’improvisation et jazzmen attirés par les résonances celtiques, Jacques PELLEN avait lui aussi commencé à travailler sur les Séries en 1979 avec sa compagne, la harpiste Kristen NOGUÈS (auteur d’une œuvre aussi clairsemée qu’indispensable à tout amateur de musique exigeante ouverte sur des territoires inédits). À partir de la mélodie brute du chant originel (en tout cas tel qu’il figure dans le Barzaz-Breizh), Jacques PELLEN et Kristen NOGUÈS avaient brodé des arrangements assez audacieux, n’hésitant pas non plus à s’en éloigner pour élaborer une suite épique aux moult nuances. Mais les projets personnels de l’un et de l’autre, puis le décès prématuré de Kristen NOGUÈS en 2007 ne leur ont pas laissé le temps d’achever ce travail.
En hommage à sa compagne, Jacques PELLEN a décidé de remonter ce projet sur Ar Rannoù et a fait appel à Annie EBREL pour chanter le texte. Annie EBREL présente elle aussi un profond ancrage dans la tradition chantée de Bretagne – aussi à l’aise dans le « kan ha diskan » (chant à danser) que dans les « gwerzioù » et les « sonioù » (complaintes et chants à écouter) – de même qu’une forte propension à mêler sa voix et ses chants avec des rythmes et des harmonies venus d’ailleurs (le jazz notamment, avec Riccardo DEL FRA).
Désireux de réaliser une expérience sonique inédite et d’insuffler un esprit de transe progressive sur ces Séries, Jacques PELLEN a finalement fait appel au groupe ONE SHOT. C’est après avoir écouté l’album Ewaz Vader de ce dernier qu’il s’est convaincu qu’il tenait là la formation adéquate à son projet.
C’est en concert que la formation AR RANNOÙ s’est pour l’instant uniquement fait entendre, à l’occasion de festivals ouverts sur les musiques évolutives, comme les Joutes musicales de Correns, Arts des villes et Arts des champs de Malguénac, et le festival Île-de-France, au domaine de Villarceaux, à l’occasion d’une journée musicale en plein air sur le thème des « Terres de Bretagne ».
Sur scène, Ar Rannoù est devenu une immense fresque musicale aux accents aussi bien traditionnels que jazz. C’est Annie EBREL qui illustrait l’ancrage traditionnel du thème de départ, de sa voix à l’accent tonique et bien trempé, qui ne fait à priori aucune concession. De leur côté, les quatre musiciens de ONE SHOT + Jacques PELLEN dessinaient des lignes d’horizons sinueuses et très contrastées, alternant séquences contemplatives capiteuses et mouvements plus vigoureux générant une transe plus « déconstruite », aux inflexions improvisatrices, lâchant la trame de départ pour mieux y revenir par d’impensables détours, Annie EBREL plaçant parfois son chant au moment le plus inattendu.
Les fans de la première heure de ONE SHOT auront on le suppose bien compris que le quartette livre un son forcément un peu différent de celui qu’on lui connaissait, et la surprise est d’autant plus grande que la récente intronisation de Bruno RUDER au poste de claviériste avait plutôt poussé le groupe à se réapproprier son répertoire classique (cf. le CD Live in Tokyo). AR RANNOÙ est cependant un projet parallèle qui permet d’entendre ONE SHOT sous un nouvel angle, capable de ciseler des moments très délicats et de prendre des tournures plus « jazzy » que jazz-rock, sans doute du fait que Bruno RUDER joue sur un piano acoustique. Pour autant, l’univers plus archétypal de ONE SHOT se retrouve à la faveur de volutes très denses et de tournures plus acérées. Il est vrai que, même au sein d’AR RANNOÙ, Daniel JEAND’HEUR et Philippe BUSSONNET ne ménagent pas nécessairement leurs effets ; tout au plus les répartissent-ils autrement dans la trame de fond.
De plus, lors du festival-Île-de-France, le temps très inconstant qui mêlait nuages épais, vents impromptus et rasades de soleil semblait vouloir inscrire en parallèle sa propre illustration des tableaux riches en couleurs et en contrastes dépeints par les musiciens. Visuellement, il y avait aussi de quoi distraire : les partitions de RUDER volaient de partout et les deux guitaristes, James McGAW et Jacques PELLEN, rivalisaient d’expressions faciales dans le genre « goules », face à une section rythmique en constant labeur et à une Annie EBREL flegmatique.
Tant pour les amateurs de musique bretonne que pour les affidés de la Zeuhl Wortz, ce type de création pouvait paraître franchement hasardeux, mais n’a pas tardé à convaincre. En tout cas, ONE SHOT a montré que, même en allant fureter gaiement sur les landes armoricaines battues par le Noroît, il était capable de garder son identité et son intensité musicales, peut-être aussi parce que ce décor thématique n’est pas non plus exempt de rugosités et d’abstractions extatiques qui lui conviennent bien. Il ne reste plus à cette formation qu’à enregistrer un disque pour permettre à tout auditeur curieux de « Breizhitude zeuhlienne » de replonger à loisir dans les ravissants mystères hermétiques des Séries.
Réalisé par Stéphane Fougère
– Photos : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
(Article original publié dans TRAVERSES n°31 – janvier 2012)
Bonjour,
Bel article… cependant une petite erreur…
Bonjour, Merci d’avoir relevé cette erreur de frappe. C’est corrigé.