BLACKFIRE : Une résistance navajo

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[En hommage au musicien et activiste amérindien Klee BENALLY, disparu le 31 décembre 2023, nous republions un article sur le groupe BLACKFIRE publié en 2006 dans la revue ETHNOTEMPOS.]

Une résistance navajo

Originaire de Black Mesa en Arizona, le groupe punk navajo BLACKFIRE a donné son premier concert en 1989. Bien que connue sous le patronyme « Navajo », leur tribu a pour véritable nom « Diné » (« les gens »). BLACKFIRE (« le feu noir ») est composé des enfants de Jones BENALLY, chanteur traditionnel navajo qui enregistra en 1994 une cassette de chants issus des cérémonies « publiques » navajo chez Canyon Records, Navajo Reflections.

Ses enfants sont : Klee (chant, guitare électrique), Clayson (batterie, percussions, chœurs) et leur sœur Jeneda (basse électrique, chœurs). Ils sont connus pour leurs innombrables concerts et leurs engagements pour la défense des droits et des terres des Diné (Navajo) dans le monde entier par leur participation à des conférences et manifestations diverses. Leur musique, peu commune, est à la fois fortement influencée par les RAMONES ainsi que par leur tradition autochtone.

Auteur de deux mini-albums, l’un en 1994 produit par C.J. RAMONE, l’autre en 1998, BLACKFIRE a sorti son premier véritable album en 2001, One Nation Under, auquel participent Joey RAMONE au chant et leur père, Jones BENALLY (qui les accompagne lors de leurs tournées) au chant traditionnel sur deux titres, en parfaite osmose avec le punk rageur de ses enfants, qui rappelle les RAMONES avec des morceaux plus longs et plus élaborés, aux textes revendicatifs. Leurs chansons punk-rock socio-politiques reflètent l’oppression dont leur peuple est victime, mais sont également empreintes d’espoir.

Avec leur père, les trois membres de BLACKFIRE se produisent également sous le nom de JONES BENALLY FAMILY, afin de présenter au monde leurs chants et danses traditionnelles navajo. On peut voir notamment dans cette formation Jeneda exécuter l’impressionnante et difficile « hoop dance » (danse des cerceaux), accompagnée par son père Jones aux chant et tambour traditionnels.

Nous avons rencontré BLACKFIRE en août 2004 au Festival Les Escales de Saint-Nazaire, le lendemain d’un concert mémorable qui a « enflammé » la scène découverte, avec leur père Jones BENALLY au chant traditionnel, et avant leur prestation de danses traditionnelles du soir qui a émerveillé le public, et étonné lorsque Jones BENALLY a exécuté, entre autres, la très acrobatique « danse des cerceaux ».

Entretien avec BLACKFIRE

Avez-vous commencé par la musique traditionnelle ou par le rock ?

Klee : Nous avons commencé par la danse traditionnelle lorsque nous étions enfants. Mais lorsqu’on grandit, ce n’est plus un jouet, on découvre la musique comme un moyen de communication et c’est là que les choses changent.

Les RAMONES sont votre principale influence. Du reste, Joey RAMONE a produit l’un de vos albums ?

Jeneda : Il chante sur un morceau de l’album One Nation Under. Nous avons été très honorés qu’il viennent chanter avec nous sur ce titre. Cette chanson est la dernière qu’il a enregistrée avant son décès. Il s’amusait à dire qu’il était le producteur, mais c’est une boutade ! Il était un… conseiller spirituel !

Clayson : Les RAMONES font partie de notre famille spirituelle et adoptive. C. J. RAMONE, le bassiste, nous a énormément accompagnés, il a participé à nos premiers efforts en nous produisant. Pour nous, savoir que nous avons servi d’inspiration pour Joey RAMONE, c’est une grande histoire « familiale ».

Est-ce que BLACKFIRE a servi d’exemple pour d’autres groupes indiens ?

Klee : Nous avons été à la rencontre des gamins dans les réserves et dans les écoles pour leur montrer qu’ils pouvaient, eux aussi, prendre ce média de la musique pour s’exprimer ; donc inévitablement, ça laisse quelques traces.

Pourquoi ce choix de faire surtout des singles ?

Jeneda : Oui, nous faisons beaucoup de singles.

Clayson : Nous sommes indépendants. Du fait qu’on ne fait pas partie d’une grosse structure économique, on ne fait pas les choses au même rythme, on les fait plus lentement. Nous avons beaucoup plus de chansons que ce que nous avons produit.

Klee : Le fait de tourner mondialement prend beaucoup de temps et en laisse finalement peu pour une production discographique. Et quand nous ne tournons pas, il faut aussi que nous prenions soin de nos brebis et de nos chevaux (rires).

Avez-vous travaillé avec d’autres artistes ?

Klee : Il est très facile de communiquer avec des gens qui parlent le langage commun du cœur. Avec ce langage partagé, il y a eu des rencontres. Vous avez pu constater qu’hier pendant le spectacle, quelques invités nous ont rejoint sur scène qui n’étaient pas originaires d’Arizona (rires), et ça s’est très bien passé. (NDLR : Les spectateurs des Escales à Saint-Nazaire ont en effet eu droit à la visite-surprise de nombreux musiciens participant à ce festival (TINARIWEN, KABOUL WORKSHOP…) Maintenant, en terme de collaboration, ce n’est pas toujours évident. Quand on dit « collaboration », on s’attend à un objet industriel, un disque, un projet. Mais en tout cas il y a eu beaucoup de communication et d’échanges musicaux.

Jeneda : Ce qui est merveilleux dans le fait de rencontrer des gens du monde entier, c’est qu’avec la musique ils arrivent parfaitement à exprimer ce qu’ils ont dans le cœur ; et c’est une partie magique de la musique.

Pouvez-vous nous parler de votre spectacle de danses traditionnelles sous le nom de JONES BENALLY FAMILY ?

Klee : Ce soir, ce sont les danses traditionnelles navajo que nous allons montrer au public. Mais il n’y a pas évidemment de danses cérémonielles, parce que ce sont des danses privées qui ne se font qu’au sein de la tribu. Les danses que nous présentons sont celles qu’il est permis de montrer au public.

Quelles sont vos dernières réalisations ?

Jeneda : Nous avons travaillé avec la Fondation Woody-Guthrie pour mettre en musique deux textes inédits de Woody GUTHRIE sur un CD 2-titres, et aussi, dans un autre univers musical, nous avons participé à un album en hommage aux RAMONES.

On a l’impression qu’il y a un renouveau aujourd’hui au niveau de la culture indienne en Amérique et de sa fierté. Est-ce que c’est effectivement le cas ?

Klee : Il y a deux réponses : d’un côté, ce n’est pas tout à fait une renaissance, puisque c’est une culture qui a toujours existé, donc qui n’est pas morte et qui n’a pas besoin de renaître ; mais d’un autre côté, il y a plus de 500 tribus, c’est une culture qui a été arrachée, pillée et détruite, et en ce sens-là, oui, il y a un renouveau.

Il faut savoir que la façon de traiter les Amérindiens était de prendre les enfants, de les emmener de force à l’école sous des couverts républicains soit-disant pleins de bonnes intentions. Il s’agissait de les arracher à leurs familles pour les forcer à parler un langage qui n’était pas le leur. Beaucoup d’ethnies se reconnaîtront… Plein de gens avaient même honte d’être Amérindiens. Si les gens ne pouvaient pas continuer à vivre leur culture et parler leur langage, c’était à cause du racisme.

Mais c’est aussi absolument merveilleux de constater qu’aujourd’hui des valeurs et une culture qu’on croyait perdues sont redécouvertes, en premier lieu par les gens de notre propre communauté qui se remettent à découvrir les pratiques cérémonielles, la tradition, et aujourd’hui l’expriment aussi bien dans l’écriture de livres, dans les films et tous les médias qu’on n’avait pas utilisés jusque-là.

Quelle est votre place en politique aujourd’hui aux États-Unis ?

Jeneda : Nous avons une forme de gouvernement propre à notre culture qui existe depuis longtemps, qui existait déjà avant la venue des colons dans notre pays, qui n’est pas celui de l’administration Bush. Dans l’histoire de l’Amérique, il y a eu des trahisons et des mensonges, et nous n’avons confiance qu’en nous-mêmes pour ça.

Clayson : On peut rappeler que la constitution américaine a été inspirée à la base par six ou sept Indiens. On sait aussi qu’elle a été aussi inspirée par les droits de l’Homme et que le résultat n’est pas tout à fait évident. Nous avons été consultés, on nous a pris en compte, mais ça fait des idéaux et ça ne donne pas forcément des applications.

Klee : Pour en revenir à notre identité politique, on doit encore affronter des luttes, que la plupart des gens ne reconnaissent pas. L’une des bases et des gros problèmes de ces luttes et de ces conflits est que ce territoire appartenait aux tribus. Voici le terrain politique pour nous : c’est le même qu’avant que le territoire nous ait été volé. Ça n’a pas changé.

Par exemple, on peut parler des ressources que l’on trouve sur le territoire américain : il ne semble pas y avoir d’autre solution que d’utiliser le mensonge et la manipulation pour pouvoir faire évoluer l’industrie américaine, et ce genre de choses.

Je vais citer deux exemples : le premier à Black Mesa, d’où nous venons, où 14 000 membres de la communauté ont été délocalisés pour permettre l’extraction de matières premières ; le second, c’est une lutte qui a lieu par rapport aux San Francisco Peaks, qui pour plus de 13 tribus sont considérées comme sacrées. Elles sont menacées parce qu’une compagnie a eu la bonne idée de créer une station de sports d’hiver dans ces montagnes où il n’y a pas de neige !

Parmi ceux qui considèrent cet endroit comme sacré, il y a ceux qui l’ont appelé San Francisco Peaks, qui étaient les Franciscains, donc la tribu catholique aussi est concernée. C’est un endroit sacré à plusieurs titres, pas seulement au niveau spirituel, mais aussi au niveau culturel, au niveau écologique, puisqu’une partie de la forêt est détruite et qu’il y mettent de la neige artificielle. Nous avons réalisé un documentaire sur ce sujet.

Y a-t-il d’autres sites qui ont été menacés, ou qui ont déjà été perdus ?

Clayson : Tout le territoire américain, y compris l’Amérique centrale et l’Amérique du sud, était en quelque sorte des lieux sacrés, puisque c’était un lieu de vie. Là, on n’a pas seulement détruit les endroits mais on a détruit aussi les peuples, ce qui explique que lorsqu’on parle de sacré, il s’agit de rappeler également que la vie humaine est sacrée. Et c’est pour ça qu’on s’attache avec encore plus de ferveur à notre culture, à nos traditions, tout ce qui peut survivre à tout ce massacre de lieux et de personnes.

Dans quels pays êtes-vous le plus entendus au niveau politique ?

Jeneda : Partout dans le monde, nous rencontrons des gens qui sont réceptifs à la plupart des valeurs auxquelles nous tenons.

Avez-vous confiance en l’avenir et en la jeunesse indienne ?

Jeneda : Il faut avoir l’espoir parce qu’il ne s’agit pas seulement de la jeunesse, mais il s’agit de nous-mêmes. Nos ancêtres se sont tellement battus et se sont donné tellement de mal pour que nous puissions pouvoir profiter de la vie, même si elle n’est pas toujours agréable, avec tous ses aspects positifs. Il faut nous assurer que plus tard les prochaines générations puissent aussi bénéficier de cette culture parce que c’est effectivement la culture qui nous fait apprécier notre environnement et le sens de la vie.

Aujourd’hui les jeunes gens réapprennent leur langue traditionnelle, redécouvrent leur culture traditionnelle, donc il y a plein de raisons d’avoir de l’espoir. C’est un peu la contre-partie de choses horribles qui continuent d’être perpétuées. Mais il y a effectivement de l’espoir.

Jones : Autrefois les Indiens vivaient en paix sur le territoire américain ; lorsque les Blancs sont arrivés avec les méthodes que l’on sait, ils ont ajouté des étoiles à leur drapeau, sans jamais nous demander ce en quoi nous croyions, ce qui avait de l’importance pour nous, et à chaque fois ça a été « apprenez l’anglais à ma façon, vivez à ma façon, respectez mes lois… ». On arrive au résultat aujourd’hui où plein d’endroits ont été saccagés, il y a eu beaucoup de désastres.

Aujourd’hui, je suis « medicine man ». Avant je m’occupais uniquement de mon entourage, de mes proches. Aujourd’hui, je me sens le désir et le devoir de me rapprocher des gens du monde entier et de « soigner » le monde entier. Il y a cette nécessité de nous solidariser les uns les autres, pas au sein d’une communauté mais dans le monde entier. C’est effectivement la seule solution rationnelle pour que les gens qui vivent des problèmes et des douleurs analogues partout dans le monde se rassemblent pour pouvoir enfin se soulager de cette situation intenable.

Klee : Si je n’avais pas d’espoir, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire. Quand nous voyons toutes les blessures et tous les tourments qui existent dans notre communauté, nous ne regardons finalement en premier lieu que les symptômes. Et ces symptômes nous atteignent au plus profond de nous-mêmes dans chaque communauté. Qu’il s’agisse de ma propre tribu ou que ce soit en général dans le monde, nous avons tous besoin d’être guéris de ces blessures que nous ressentons. Qu’il s’agisse des chansons de BLACKFIRE qui ont cette démarche de vouloir soigner ces blessures à notre façon, le spectacle de danses traditionnelles de JONES BENALLY FAMILY va aussi dans cette direction de vouloir soigner ces douleurs que nous ressentons, aussi bien nous que vous.

Je suis très honoré d’être ici. Je suis heureux de retrouver des gens que j’ai rencontrés et qui sont devenus des amis : LO’JO, TINARIWEN et d’autres groupes ici, qui partagent ces valeurs et ces soucis. Finalement, pour se soigner de nos malheurs, il faut que nous partagions le maximum.

Propos recueillis lors de la conférence de presse
au Festival les Escales de Saint-Nazaire, août 2004
– Article et Photos : Sylvie Hamon

Discographie BLACKFIRE

5 songs EP (CD, 1994, Tacoho Productions / Wowoka Records)

3 songs EP (CD, 1998, Tacoho Productions)

One Nation Under (CD, 2001-2002, Tacoho Records / Canyon Records)

2 songs : The Woody Guthrie Singles (CD, 2003, Tacoho Records)

Blackfire Beyond Warped (Dual Disc CD/DVD, 2006, Immergent/Tacoho Records, Aloha Films) (5 titres live – clip + documentaires sur le groupe et la tournée 2004)

[Silence] is a Weapon (2xCD, 2007, Tacoho Records)

* Anthology of Resistance (compilation) (LP, CD, 2009, Mass Productions/Lorspider Production/General Strike/Folklore de la zone mondiale/Tacoho Records)

Participations :

* Le Festival au Désert (CD, 2003, Independant Records ; DVD Wrasse Records/World Village)

The Many Faces of Ramones : A Journey through the Inner World of Ramones (3xCD, 2014, Music Brokers, Argentine)

(Article original publié dans
ETHNOTEMPOS n°21 – avril 2016
et légèrement remanié en 2024)

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