Book Bottom, The Story of Robert Wyatt’s Rock Bottom – Thomas Hylland ERIKSEN & Oivind HÅNES
(Haerverk Forlag) (ouvrage en anglais)
L’année 2024 a bien failli se terminer sans qu’un véritable hommage soit fait du cinquantenaire de l’album solo Rock Bottom de Robert WYATT paru chez Virgin Records le 26 juillet 1974. Pourtant et heureusement, venu de Norvège, un très joli livre blanc grège de 112 pages, fait à quatre mains (Thomas Hylland ERIKSEN et Oivind HÅNES), paru tout d’abord en norvégien, ensuite en anglais fait le tour de la question (le précédent ouvrage sur le même sujet était celui de Philippe GONIN (68 pages) paru chez le français Discogonie/Densité en2017 et curieusement inconnu de la biblio des auteurs norvégiens).
Cet album de la renaissance d’un des deux derniers survivants de SOFT MACHINE à ce jour (l’autre est retiré des affaires depuis bien longtemps) considéré comme le véritable premier opus solo du batteur chanteur Robert WYATT, et consacré en 1974 par un prix de l’académie Charles-Cros en France a été analysé de nombreuses fois à l’intérieur des monographies consacrées à Robert WYATT et sa période post-SOFT MACHINE et post MATCHING MOLE et l’histoire de cette « exploration des fonds marins de Robert bloqué à jamais sur sa chaise » est archi-connue, depuis son élaboration durant l’hiver 1972 (soit avant le terrible accident de 1973 à Londres) lors de sa résidence un peu forcée et adoucie à Venise avec l’offre de la Gem Riviera (combo organ) par la muse et future épousée Alifie, car Robert était un peu mélancolique pas mal désœuvré et tout à fait inoccupé après le naufrage de son précédent groupe MATCHING MOLE, jusqu’à la réalisation avec un producteur attentionné (Nick MASON) et des amis musiciens virtuoses Hugh HOPPER et Richard SINCLAIR, indispensables et attentifs.
L’œuvre étant un mélange magnifique d’influences d’ex SOFT MACHINE, saupoudrées d’un peu de CARAVAN et de cuivres qui tous, semblent perpétuer un tant soit peu la flamme de MATCHING MOLE mais sans s’y inscrire véritablement et en déclinant en solo l’œuvre de l’ex batteur/chantant depuis les premiers albums de SOFT MACHINE sous influence mid-tempo d’avant-garde de COLTRANE/MINGUS revendiqués par WYATT, de mélopées au bord de l’effondrement de Van MORRISON revendiquées plutôt par la fée Alfie avec des textes hommages à double ou triple sens à la Lewis CARROLL ou Alfred JARRY (et Syd BARRETT pas loin mais déjà lointain).
L’ouvrage des deux compères norvégiens est divisé en pas mal de chapitres qui font avancer l’analyse en permettant de multiples ramifications, notamment l’univers de Robert WYATT à la fois rattaché de plus ou moins loin à la galaxie de Canterbury (HATFIELD & THE NORTH et autres en « guests » sur chacun des morceaux), tout en s’en détachant avec discernement, ou en piochant dans les marges du mouvement (HENRY COW cité toujours à propos), tout en poursuivant les correspondances entre les musiciens sus nommés avec les invités de l’album : Laurie ALLEN aux drums, Gary WINDO à la clarinette, Fred FRITH à la viola et Mongezi FEZA à la trompette, ainsi que la relative importance des musiciens de l’écurie de Virgin Records à l’époque, même si le grand patron de ce label se moquait éperdument du côté musical et progressif de son affaire.
On passe rapidement à l’exercice de fond à savoir l’analyse morceau par morceau et par ordre (face A face B) des six titres de l’album, sans oublier l’architecture de ceux-ci dans l’ensemble puisque Rock Bottom est tout sauf un assemblage de chansons mises bout à bout (on peut parle ici de multi-concept album).
Les auteurs de l’ouvrage ne négligent aucune piste, depuis l’influence des musiciens sud-africains auprès de WYATT, jusqu’aux apports de la poésie chantée/récitée, de l’inclassifiable et impayable Ivor CUTLER, les savoureux mélanges des soupirs de Robert à Alfie, bien aimée et indispensable (qualifiée malicieusement à la fois de garde-manger (larder) et de dîner (mégère et amante !), mais rectifiant sans démordre : « I’m not your larder, I’m Alife your guarder » (émotions au bord des yeux), « partly fish, partly porpoise » (qui veut dire marsouin, ce qui n’est pas vraiment flatteur !).., et de sirène complice et mystérieuse (c’est un peu mieux), sous-marine et enfantine, mi-vierge, mi-sorcière, mi-égérie, mi-succube, mi-banshee, mi-muse, mi-un peu méchante, mi-un peu sournoise (voir une des photos promo de Ruth is Stranger than Richard, l’album suivant où posent dans leur cuisine, les deux complices énamourés, sourires en coin et surtout Alfie tenant fermement un sérieux couteau de cuisine tout à côté de son petit mari, peu méfiant).
Créature aimée, elle le regarde et lui sourit d’être toujours vivant, comme une des bouées/ballons dans l’eau de la mer de la pochette, pardonnant presque tout mais pas oublieuse des nombreux excès de son gaillard de mari), qui avoue ses « petits péchés » en partant dans les aigus emplis de claviers à la fin de The Last Straw sur un « We’re not Alone » terrassant.
Le tout de cet ouvrage limpide et argumenté, foisonnant et creusé comme un sujet d’étude très révérencieux, mais pas trop, un peu facétieux, mais plutôt rayonnant, gardant son sérieux comme s’il émanait d’un vrai couple de pataphysiciens se renvoyant facétieusement la balle, réellement documenté, sans pour autant alourdir la lecture, assemblant les différents musiciens et protagonistes de l’album intervenant toujours doucement et discrètement aux bons moments de la lecture (comme pour une belle mise en scène ouvragée et complice).
L’ouvrage se termine par la séquence amusante et amusée de l’achat de l’album par nos deux auteurs un peu vikings voyageurs, curieusement pas lors de sa sortie (1979 pour l’un et un peu par hasard pour le deuxième). Un livre dont on sent à la fois la révérence, la déférence et le respect des deux auteurs ainsi que la volonté affirmée d’un hommage amoureusement écrit venant de bien loin (la Norvège, c’est de l’autre côté du Danemark, qui lui-même est un peu en dehors de l’univers anglo-saxon bien que ce soit la même Mer du Nord (une des entrées « maritimes » importante dans l’ouvrage) qui est un des liens qui fait communiquer tous ces pays entre eux avec Robert WYATT et son splendide Rock Bottom tout de blanc vêtu (pour mieux le cacher), multi-sens et multi-pass au beau milieu.
Xavier Béal
PS : le 28 janvier 2025 Robert WYATT a fêté ses 80 ans et, depuis début février, il est le dernier survivant de la formation originelle de SOFT MACHINE (cf. https://rythmes-croises.org/mike-ratledge-un-autre-rouage-essentiel-de-la-machine-molle-disparait/) , raisons de plus pour écouter et réécouter Rock Bottom, l’album qui clôture d’une certaine façon la saga de la mouvance de la fameuse école de Canterbury et qui, loin des boursoufflures et de l’excès de sérieux de certains musiciens de l’époque, reste, comme le dit malicieusement le titre en français de l’ouvrage The Rotter’s Club de Jonathan COE paru en 2001 : « Bienvenue au Club ».
Page éditeur : https://www.haerverk.no/products/book-bottom-historien-om-robert-wyatts-rock-bottom
Contact : jege1001 @ gmail.com