Mike RATLEDGE : un autre rouage essentiel de la « Machine molle » disparaît
Le compositeur et claviériste Mike RATLEDGE – de son nom complet Michael Ronald RATLEDGE – est mort le 5 février 2025 des suites d’une maladie récente, à l’âge de 81 ans. Il était connu pour avoir été l’un des musiciens éminents de la scène dite de Canterbury, et plus particulièrement du groupe pionnier Soft Machine, dont il a contribué à forger le son si caractéristique durant ses dix premières années d’existence.
Né le 6 mai 1943 à Maidstone, dans le Kent, Mike RATLEDGE commence à jouer du piano dès sa jeunesse (à neuf ans), et apprend aussi la théorie musicale. Ses parents et professeurs lui transmettent leur goût pour la musique classique. Adolescent, il suit des cours à l’école Simon-Langton de Canterbury et se lié d’amitié avec Brian Hopper, avec qui il joue des pièces classiques pour piano et clarinette tous les week-ends dans la maison de ses parents, à Tanglewood. Dans cette même école de Canterbury, il se lie avec le frère de Brian, Hugh Hopper, ainsi qu’avec Robert Wyatt. Puis ses penchants musicaux évoluent vers la musique contemporaine (Berio, Cage, Stockhausen, Bertram…) et, suite à sa rencontre avec un jeune musicien australien – un certain Daevid Allen – il se passionne pour le jazz contemporain (Cecil Taylor, Charlie Mingus, John Coltrane, Thelonius Monk, Miles Davis…). Il se décide alors à jouer du piano jazz et à jouer en groupe, avec les frères Hopper et Robert Wyatt. Il rejoint parfois le Daevid Allen Trio (avec Wyatt et Hopper).
En parallèle, Mike RATLEDGE poursuit néanmoins ses études à l’University College d’Oxford et obtient des diplômes en psychologie et en philosophie, étudie la musique classique et suit l’enseignement de musiciens de jazz d’avant-garde, Rab Spall et Mal Dean. Ayant raté son inscription pour une université aux États-Unis, Mikle RATLEDGE accepte la proposition de ses amis Robert Wyatt, Daevid Allen et Kevin Ayers de les rejoindre dans un groupe qu’ils viennent de former. Ainsi naquit en août 1966 Soft Machine, groupe pionnier de la scène « underground » anglaise.
Après l’enregistrement de démos qui ne seront publiées que plus tard (sur l’album Jet Propelled Photographs), Soft Machine ne tarde pas à attirer l’attention avec ses albums Volume One (1968), suivi en toute logique par le Volume Two (1969), tous deux des joyaux d’une certaine musique pop psychédélique-pataphysique bourrée d’inventions et de fantaisie dadaïste. Dans le premier disque, Mike RATLEDGE contribue aux arrangements des compositions avec ses collègues, mais dans le second, il fait déjà montre de ses premiers talents de compositeur avec des pièces comme Hibou, Anemone & Bear, et une suite de thèmes enchaînés baptisée Esther’s Nose Job.
Avec le départ de Daevid Allen puis de Kevin Ayers, et l’introduction de Hugh Hopper à la basse et Elton Dean aux saxophones, la musique de Soft Machine mûrit rapidement ; le format pop éclate, et la musique du groupe devient nettement plus instrumentale. Sur scène, Soft Machine se distingue des autres groupes dits pop en adoptant les codes des concerts de jazz, jouant des sets de musique ininterrompue en enchaînant les compositions pendant deux fois trois quarts d’heure. L’album suivant, Third (1970), se distingue très nettement de ses prédécesseurs en se présentant sous la forme d’un double LP dont chaque face n’est constituée que d’une seule longue pièce de construction complexe qui se nourrit des grammaires du jazz avant-gardiste et de la musique contemporaine, tout en tirant parti des techniques d’enregistrements de studio, avec force montages, découpages et recollages. Mike RATLEDGE signe deux compositions d’anthologie, Slightly all the Times et Out-Bloody Rageous.
Album-étalon, Third a marqué sa génération, offrant une musique étrange, rugueuse, envoûtante et un rien ésotérique à la croisée du psychédélisme et d’un jazz-rock progressif qui ne ressemble pas au jazz-rock fusion américain. Third a ouvert une voie nouvelle que l’album Fourth (1971) a poursuivi avec une conviction et une inspiration jusqu’au-boutiste qui a eu pour effet collatéral de laisser Robert Wyatt sur la touche. Mike RATLEDGE y signe encore une autre pièce marquante, Teeth.
Évoluant au gré de ses changements de personnel, Soft Machine poursuit son exploration d’un jazz-rock sophistiqué avec les disques Fifth et Six. Mike RATLEDGE continue d’afficher son inspiration avec plusieurs compositions (All White, Drop, As if et Pigling Bland sur Fifth ; Gesolreut, 37 1/2, Chloe & the Pirates et une nouvelle version d’All White sur Six).
Léguant encore deux compositions sur Bundles (1975) et deux autres sur Softs (1976), Mike RATLEDGE finit par céder le pilotage de la « Machine molle » à son collègue claviériste Karl Jenkins en 1976, soit dix ans après la création du groupe, lequel aura connu dans sa première décennie de nombreuses métamorphoses musicales (il en connaîtra encore bien d’autres…).
Avec son piano électrique et son orgue « fuzz » aux sonorités saturées évoquant autant un rugissement félin acariâtre qu’un bourdonnement de guêpe amplifié, couplés avec la basse fuzz non moins grondante de Hugh Hopper, l’intarissable verve saxophonistique d’Elton Dean et le jeu de batterie volubile et exubérant de Robert Wyatt, Mike RATLEDGE a indubitablement contribué à façonner le son de Soft Machine dans sa période exploratoire et a joué un rôle pivot dans son évolution.
En parallèle de Soft Machine, Mike RATLEDGE a, avec ses camarades du groupe, collaboré à l’album The Madcap Laughs (1970). Il retrouvera l’ancien musicien de Pink Floyd plus tard, collaborant à son album Opel en 1988. Toujours durant sa période soft-machinienne, Mike RATLEDGE a de même joué sur des albums de Kevin Ayers (Joy of a Toy, Bananamour, The Confessions of Dr. Dream and Other Stories), sur le premier album d’Elton Dean (1971), jouant sur deux pièces qui ont fait partie un temps du répertoire de scène de Soft Machine, et a participé en 1973 avec Karl Jenkins à une interprétation en studio des Tubular Bells de Mike Oldfield qui a été filmée par la BBC.
Après son départ de Soft Machine, Mike RATLEDGE a monté son propre studio d’enregistrement et a semble-t-il été tenté de réaliser un album solo, un projet qui ne s’est finalement pas concrétisé.
En 1977, il compose et réalise toutefois une notable bande sonore pour le film Riddles of the Sphinx de Laura Mulvey et Peter Wollen, pour laquelle il joue cette fois sur un prototype de synthétiseur créé par son ami Denys Irving. Constituée de nappes en spirale proches de celles d’un Terry Riley, la B.O. de ce film ne sortira en LP qu’en 2013. (On en trouve l’intégrale en version numérique sur la page bandcamp de Mike RATLEDGE).
Toujours dans la seconde moitié des années 1970, il s’investit également dans des projets communs avec Karl Jenkins, dans le groupe Planet Earth (un disque éponyme en 1978), le disque Plaza, avec Mike Thorne, aux confins de la musique électronique et du disco (1979) et le groupe Rollercoaster (un album, Wonderin’, en 1980).
Dans les années 1980, Mike RATLEDGE disparaît de la scène musicale proprement dite. Il s’initie au synthétiseur EMS et se consacre surtout à des enregistrements plus fonctionnels pour bibliothèques musicales, pour le théâtre ou pour la publicité avec son complice Karl Jenkins. Ce dernier met RATLEDGE à contribution en 1995 pour un projet new-age orchestral qui a connu son heure de gloire, Adiemus, dont le claviériste assure la production musicale ainsi que la programmation de percussions électroniques sur le premier album, Songs of Sanctuary.
Assez curieusement, Mike RATLEDGE est le seul membre du Soft Machine des débuts à ne pas s’être investi dans une carrière soliste, sans doute parce qu’il n’était jamais complètement satisfait de son travail de composition. Pourtant, le claviériste a tout de même fait don au groupe de pièces élaborées et aventureuses qui font partie de l’héritage classique soft-machinien.
Même s’il reste cantonné à une époque désormais bien lointaine, l’investissement artistique de Mike RATLEDGE a changé la face des musiques dites populaires et a épanoui l’imaginaire sonore de toute une génération d’auditeurs.
Stéphane Fougère