Jamie MUIR (KING CRIMSON, MUSIC IMPROVISATION COMPANY…) ne cuisinera plus de « langues d’alouettes en gelée »

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Jamie MUIR (KING CRIMSON, MUSIC IMPROVISATION COMPANY…) ne cuisinera plus de « langues d’alouettes en gelée »

Le percussionniste et improvisateur écossais Jamie David MUIR a rendu l’âme le 17 février 2025 en Cornouailles à l’âge de 82 ans. Son nom était connu du public en majeure partie pour son implication dans le groupe King Crimson et l’album Larks’ Tongues in Aspic (1973). Il n’est pourtant resté dans le groupe que cinq mois, mais a laissé une trace durable dans l’esprit des autres membres du groupe. Le reste de son parcours musical se situe davantage dans le domaine des musiques improvisées et expérimentales.

Dans les années 1960, alors qu’il fréquentait l’Edinburgh College of Art, Jamie MUIR jouait du jazz au trombone, avant de se tourner vers les percussions. Sous l’influence de batteurs américains comme Tony Williams, Kenny Clarke, and Milford Graves, et d’autres musiciens tels que Pharoah Sanders, Albert Ayler, et le New York Art Quartet, il préféra s’en remettre au « désert de l’incertitude » (sic), autrement dit à la pratique de l’improvisation.

Après une courte participation au groupe multi-media The Assassination Weapon, Jamie MUIR, ayant déménagé à Londres, a travaillé avec le chorégraphe Lindsay Kemp et s’est impliqué dans le groupe The Music Improvisation Society, avec Derek Bailey, Hugh Davies et Evan Parker durant les années 1968-71. Son set de percussions à cette époque comprenait divers objets trouvés.

La Music Improvisation Society a enregistré en 1971 un disque pour le label ECM (jamais réédité en CD, sauf au Japon), et un disque posthume (1968-71) a été publié en 1976 par le label Incus. Ces deux albums ont gagné une certaine réputation auprès des séides des musiques expérimentales et improvisées, de par leur refus des structures conventionnelles, délaissant thèmes, mélodies et harmonies au profit d’un son « brut », nu, et d’une musique déconstruite, discontinue, urgente et chaotique, entièrement dévolue à la vibration instantanée et à l’interaction collective.

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Derek Bailey se souvient avoir pris beaucoup de plaisir à jouer avec Jamie MUIR : « il semblait être capable de proposer à chaque fois une expérience de jeu différente… Il s’inscrivait dans cette idée de ne pas avoir d’a priori particulier… C’était quelqu’un de très réactif, une des choses que j’aimais beaucoup, on avait l’impression qu’il était un peu incontrôlable, à bout de nerfs. »

Après cette expérience, MUIR a joué dans le groupe Pete Brown’s Battered Ornaments puis dans le groupe Boris avec Jamie Peters, Don Weller et l’ex-Colosseum Jim Roache (qui formeront plus tard le groupe de jazz-rock Major Surgery) et a rejoint un temps Assagaï, une formation afro-rock comprenant des musiciens sud-africains et nigériens issus du groupe jazz sud-africain Blue Notes (dont le batteur Louis Moholo, le saxophoniste Dudu Pukwana et le trompettiste/flûtiste Mongezi Feza, qui participeront en 1970 au collectif Centipede dirigé par Keith Tippett). C’est au sein d’Assagaï qu’il rencontre le claviériste Alan Gowen (futur fondateur de Gilgamesh et membre de National Health), avec qui il forme le groupe Sunship avec le bassiste Laurie Baker et le guitariste Allan Holdsworth. L’activité musicale de Sunship n’a cependant pas dépassé le stade des répétitions, les musiciens passant, selon MUIR, « plus de temps à rigoler qu’à jouer de la musique ».

Durant l’été 1972, Jamie MUIR fut contacté par Robert Fripp, à qui un journaliste du Melody Maker, Richard Williams, avait suggéré de rencontrer ce percussionniste issu de la scène improvisée marginale anglaise. Fripp invita ainsi MUIR à faire partie de la nouvelle formation de King Crimson qu’il était en train de monter.

 

« King Crimson était l’idéal pour moi, car c’était un groupe de rock qui avait plus de trois cellules cérébrales. J’étais beaucoup plus un musicien attiré par le genre instrumental plutôt que porté sur des chansons, et il n’y avait pas beaucoup d’autres groupes dans lesquels j’aurais été bon. J’étais extrêmement heureux et je me sentais complètement à l’aise avec Crimson. » (entretien publié dans Ptolemaïc Terrascope en mai 1991)

Constituée de Robert Fripp, David Cross, Bill Bruford, John Wetton et Jamie MUIR, cette nouvelle formation de King Crimson s’est rodée sur scène de début octobre à la mi-décembre 1972, avant d’enregistrer, début 1973, l’album Larks’ Tongues in Aspic.

Ce dernier constitue un tournant majeur dans l’évolution musicale du groupe : il tranche en effet avec le symphonisme utopico-romantique de ses premiers albums (le changement de parolier pour les chansons y étant aussi pour quelque chose ; Peter Sinfield cédant la place à Richard Palmer-James) pour proposer une musique à la fois plus ésotérique, plus dure et plus complexe, puisant davantage son inspiration dans les grammaires musicales contemporaines d’un Bartok et d’un Stravinsky en leur adjoignant l’énergie brute d’un Jimi Hendrix.

Comprenant six compositions, ce disque offre trois chansons et trois pièces instrumentales, lesquelles constituent la plus grosse part, avec notamment les deux parties du titre éponyme : la Part. One atteint presque le quart d’heure avec ses nombreuses séquences abruptement enchaînées et générant de radicaux contrastes climatiques et la Part. Two, dotée d’un riff grinçant et alternant phases hargneuses tendance « heavy rock » et phases plus flottantes, est précédée d’un thème offrant plus de liberté pour improviser, The Talking Drum.

C’est évidemment sur ces pièces – à l’écriture desquelles il a contribué – que Jamie MUIR se fait le plus remarquer par son utilisation de tout un assortiment d’instruments de percussion, notamment des tambours, mais aussi des carillons, des cloches, des gongs, une sanza (dans l’intro de Larks’ Tongues in Aspic, Part. One), une scie musicale, des shakers, des hochets, et divers objets trouvés, ne jouant qu’occasionnellement d’une batterie standard (ce rôle étant plutôt dévolu à Bill Bruford). Mais Jamie saupoudre également de ses facéties percussives Easy Money, une chanson bluesy dégingandée pourvue d’un pont instrumental élastique, et ajoute un voile de mystère à la complainte Exiles.

Jamie MUIR a cependant quitté brutalement King Crimson peu après l’enregistrement de l’album, en dépit de la programmation d’une tournée à laquelle il n’a donc pas participé.

Le passage de Jamie MUIR au sein de King Crimson s’apparente donc à celui d’une comète, mais il a néanmoins laissé sa singulière empreinte sur ce disque, lui conférant une aura aux relents occultes. C’est du reste lui qui a suggéré le titre de l’album (« Langues d’alouettes en gelée », une trouvaille culinaire qui, à ses yeux comme à ses oreilles, lui paraissait définir on ne peut mieux la musique conçue par cette formation de King Crimson), et on suppose qu’il a aussi encouragé le choix de l’illustration de pochette du disque, laquelle puise dans le symbolisme tantrique (la fusion des contraires, en l’occurrence du soleil et de la lune).

À la fin des années 1990 et dans les années 2000, des documents audio publiés dans le Collector’s Club de King Crimson ont permis de mettre en lumière l’évolution du répertoire de Larks’ Tongues in Aspic lors des concerts de l’automne 1972 qui ont précédé l’enregistrement en studio. Les Live at The Zoom Club 1972, Live in Guilford 1972, The Beat Club Bremen 1972 et Live In Newcastle – December 8, 1972 ont permis de goûter les versions encore embryonnaires ou non encore totalement abouties des nouvelles compositions de King Crimson, entrecoupées de larges séquences d’improvisations pouvant atteindre la demi-heure, voire les trois quarts d’heure.

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Ces enregistrements, ainsi que d’autres provenant de la même période, ont été rassemblés en 2012 dans une édition collector de Larks’ Tongues in Aspic sous forme d’un coffret de quinze disques regroupant dans un ordre chronologique tous les enregistrements live connus de cette tournée automnale en 1972 (à l’exception du live à Newcastle, dont la bande a été retrouvée ultérieurement et publiée en 2019), ainsi que des extraits des sessions d’enregistrements studio, un nouveau « stereo mix » et même une version « alternative » de l’album formée à partir de prises inédites. Les sonorités des différentes percussions et des objets trouvés de Jamie MUIR y sont davantage mis en relief dans le spectre sonore, et on y trouve notamment une piste faisant entendre uniquement les « bruitages » effectués par MUIR sur Easy Money (cloches, « flaques boueuses », percussions métalliques, tambours à peaux, papier froissés, bols tibétains, grelots, zipp de fermeture éclair, glockenspiel, xylophone, et la fameuse boîte à rire à la toute fin du morceau) !

Cerise sur le gâteau, ce coffret contient également un DVD présentant l’intégralité filmée de la performance de KC à Bremen, et dont seule une petite portion avait été diffusée dans l’émission Beat Club pour la TV allemande, à savoir une version courte de Larks’ Tongues in Aspic, Part. One. Outre celle-ci, on y découvre une version d’Exiles et… une improvisation de trente minutes (The Rich Tapestry of Life) ! Dans cette captation vidéo montrant le groupe en pleine action, Jamie MUIR ne passe pas inaperçu ! Ses interventions musicales vont en effet de pair avec une gestuelle et un sens de la performance corporelle qui confine au rituel de possession incontrôlable : on le voit, accoutré de peaux de bêtes, tel un « highlander » cro-magnonesque, bondissant et faisant de constants va-et-viens entre sa batterie et son attirail de percussions, touchant et frappant tout ce qui se trouve à sa portée, et poussant le paroxysme théâtro-rituel jusqu’à expectorer des capsules de faux sang, sans que cela ne semble perturber outre mesure ses complices. L’histoire veut même qu’un soir, lors d’un concert, MUIR a escaladé une colonne de sonorisation et a lancé des chaînes sur sa batterie, l’une d’elle manquant de peu de tomber sur Robert Fripp !

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De tous les musiciens passés dans King Crimson, Jamie MUIR est assurément le seul à avoir fait montre d’une telle propension à l’outrance scénique (les autres étant plutôt statiques), non afin d’exhiber une posture rock n’roll, mais bien plutôt d’impulser une action à effet cathartique. En ce sens, l’attitude scénique de Jamie MUIR avec King Crimson s’inscrit dans la continuité de ce qu’il cherchait sans doute à atteindre avec la musique improvisée, une sorte d’état émancipateur dans l’instantanéité et l’imprévisibilité.

Cependant, des problèmes d’ordre plus prosaïque se sont posés à Jamie MUIR lors des concerts avec King Crimson, relatifs à la mis en place et au démontage de son équipement, et à la difficulté de rendre audible des percussions qui n’étaient pas amplifiées, contrairement aux autres instruments. Ce ne sont toutefois pas ces incidents qui ont pesé sur sa décision d’arrêter de tourner avec King Crimson, mais plutôt une nécessité intérieure, spirituelle, relative à sa découverte du bouddhisme, qui l’a poussé à effectuer une retraite spirituelle dans un monastère tibétain en Écosse.

Bill Bruford a rapporté dans son autobiographie que Jamie MUIR avait eu, lors de sa cérémonie de mariage début 1973 à laquelle le percussionniste était invité, des discussions passionnantes au sujet du bouddhisme avec Jon Anderson, l’incitant notamment à lire l’Autobiographie d’un yogi, de Yogananda. Et cet ouvrage a bel et bien inspiré le chanteur du groupe Yes pour la thématique de l’album Tales from Topographic Oceans…

Après sa retraite monastique, Jamie MUIR a redonné de discrets signes de vie artistique en revenant à Londres et en réinvestissant le créneau improvisation libre avec Derek BAILEY, lequel l’a encouragé à s’impliquer dans son collectif COMPANY de 1977, comme en témoignent les doubles LP d’archives publiés 1981, 1983 et Trios, publiés en 2019 sur Honest Jon’s Records, et il a de plus réalisé les pochettes des albums Fables et Fictions, et a enregistré en duo avec Bailey un album, Dart Drug (1981, Incus), dont il a réalisé la pochette (mais dont le résultat l’a déçu). Dans le même ordre d’idées, MUIR s’est retrouvé à enregistrer en session live avec Evan Parker et Paul Rogers, comme l’atteste le CD The Ayes have it paru sur Emanem en 2001.

Puis, lassé de son implication dans le monde de l’improvisation libre, Jamie MUIR a ensuite créé son propre studio de pré-production chez lui, s’est impliqué dans le séquençage multi-piste, et s’est intéressé à la « dance music », engrangeant des enregistrements qui n’ont jamais été publiés, MUIR étant réticent face à ce qu’était devenue l’industrie musicale.

Une autre archive publiée en 1996 sur le label Piano du compositeur David Cunningham (Flying Lizards) mais enregistrée en 1983, vaut également le coup d’oreille, Ghost Dance. Jamie MUIR y joue avec David Cunningham ainsi qu’avec Michael Giles, lui-même ancien membre de King Crimson (mais les deux hommes n’y ont pas joué à la même époque).

Ghost Dance a été conçu pour servir de support sonore au film expérimental du même nom réalisé par Ken Mc Mullen (et auquel participait notre philosophe national Jacques Derrida) qui traitait de la confrontation des cultures ethniques et de la société occidentale, et de ses conséquences sur le devenir humain.

Michael Giles, Jamie MUIR et David Cunningham se sont attachés à développer un environnement sonore adéquat, totalement improvisé, en utilisant nombre d’instruments acoustiques (percussions manuelles, cloches, piano, vents, kalimba, scie musicale, guitare, objets divers…) qu’ils ont fait passer à travers les vases transmigrateurs de la technologie moderne (traitements, boucles). De fait, Ghost Dance s’inscrit pleinement dans la mouvance des musiques à caractère « ethno-tribal-ambiant ». Épices percussives exotiques, sonorités industrielles et colorants synthétiques font preuve d’une singulière entente cordiale pour nous transporter vers des sites transculturels qui ne dépareraient pas dans le « quatrième monde » des « possibles musiques » de Jon Hassell. Nous sommes ici dans un autre créneau qui se rapproche plutôt des réalisations de la collection Made to Measure.

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Passée la première moitié des années 1980, Jamie MUIR a progressivement délaissé la pratique musicale et s’est dévolu à une autre de ses passions : la peinture. Ses rapports avec le monde musical se sont dès lors bornés à réaliser ponctuellement une pochette de disque pour le quartet d’improvisation libre Quiet Violence (le LP Requiem a été enregistré dans son studio en 1985) et pour l’album Conceits du trio Russell/Durrant/Butcher (1987, Acta) ou à servir d’ingénieur du son pour la West India Company (groupe produit par la compagnie de danse La La La Human Steps) sur son CD Music from New Demons (1989, EG Records).

En 2022, le réalisateur Toby Amies retrouve la trace de Jamie MUIR et le fait participer à son documentaire In the Court of the Crimson King : King Crimson at 50 afin qu’il s’exprime sur son passage dans le groupe. C’est en quelque sorte la dernière apparition « publique » de l’ancien percussionniste.

* * *

Bill Bruford fut apparemment le premier à annoncer le décès de Jamie MUIR sur les réseaux sociaux, redisant toute l’admiration qu’il lui a porté : « Je considère comme un privilège d’avoir connu et bénéficié de la compagnie d’un homme au pouvoir aussi discret, même brièvement. Il m’a semblé être l’un de ceux dont on peut dire en toute honnêteté qu’il était un bel être humain. Il nous manquera beaucoup. »

Robert Fripp a pour sa part déclaré : « Jamie MUIR a eu une influence majeure et continue sur ma pensée, pas seulement musicale. Une personne merveilleuse et mystérieuse. Des cinq membres de KC 1972, Jamie avait la plus grande autorité, expérience et présence. »

Le violoniste David Cross lui a emboîté le pas en écrivant : « Il a vécu sa vie à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des sentiers battus, toujours présent dans l’instant mais jamais contraint par les réalités des autres. Il est peut-être décédé, mais ceux qu’il a touchés se souviendront toujours de lui, comme moi, avec amour et émerveillement. »

Ces témoignages prouvent combien Jamie MUIR fut un personnage aussi discret qu’influent et qui a, à sa manière, contribué à illuminer la « riche tapisserie de la vie ».

Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et à ses proches.

R.I.P. l’artiste ; nous nous souviendrons toujours de la saveur si goûteuse des « langues d’alouettes en gelée »…

Article réalisé par Stéphane Fougère

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