Gamelan of Central Java : Vol. X – Sindhen Trio //
Gamelan of Central Java : Vol. XI – Music of Remembrance
(Yantra Productions)
Depuis le début des années 2000, le producteur italien John Noise MANIS, alias Giovanni SCIARRINO, et son association à but non lucratif Yantra Productions, est l’auteur de plusieurs enregistrements de musique de gamelan javanais, parus sur divers labels : Arion (un coffret 3 CD), Arc Music, plus récemment Lyrichord et surtout Felmay. Ce dernier a édité une ambitieuse collection, Gamelan of Central Java, qui, avec ces deux nouveaux disques, s’élève à onze volumes. En terme de quantité mais aussi de qualité d’enregistrement, il surpasse les collections déjà notables consacrées à la musique traditionnelle de gamelan de l’île de Java parues sur les labels Elektra Nonesuch et Ocora.
Mais alors que les enregistrements de Robert E. BROWN, David LEWISTON et Jacques BRUNET se sont surtout attachés à faire connaître le style de musique lié à la Cour du Palais de Yogyakarta, ceux de John Noise MANIS présentent davantage les styles et répertoires de l’autre vivier culturel du Centre Java, Surakarta (ou Solo), rivale de Yogyakarta en ce qui concerne la préservation et le développement de la musique de gamelan javanais (karawitan).
Pour autant, les disques produits par John Noise MANIS ne sont pas obligatoirement motivés par une approche ethnomusicologique. La collection Gamelan of Central Java n’est pas une anthologie stricto sensu des formes musicales traditionnelles de Java Centre. S’il y a certes eu des volumes consacrés aux formes classiques de gendhings (compositions pour gamelan), au style de la musique de Cour de Yogyakarta et de Surakarta, d’autres volumes se sont inscrits dans une perspective davantage en rapport avec des préoccupations esthétiques.
Le dixième volume de cette série est par exemple consacré aux ghendings chantés et, outre un gamelan de seize musiciens appartenant au ISI (Institut des Arts) de Surakarta, fait intervenir un trio de sindhen (chanteuses) au lieu d’une seule sindhen, comme c’est le cas traditionnellement.
Dans le très étalé Gendhing Budheng-Budheng (qui dure plus de trente minutes), les trois sindhen, Sri SUPARSIH, Rini RAHAYU et Yayuk Sri RAHAYU, qui possèdent des timbres aussi émouvants que surréels, jouent en quelque sorte – pour établir un parallèle avec le bel canto – les rôles respectifs de colorature (vocaliste spécialisée dans l’ornementation lyrique virtuose), de mezzo-soprano et de soprano lyrique. Entendre ces trois chanteuses, avec chacune un rôle différent, au sein d’un même gendhing constitue donc une innovation majeure.
La version du Gendhing Budheng-Budheng présentée ici a en outre été repensée et réarrangée par le joueur de rebab (sorte de vièle) Pak SURAJI, sur une proposition de John Noise MANIS. Même si l’on reste dans un cadre traditionnel, il s’agit bien d’une recréation, tout comme pour le Ladrang Kembang Kacang, lui aussi interprété dans une version remaniée par Pak SURAJI et Pak SUKAMSO, le joueur de gender. Dans les deux compositions, les paroles ont de plus été revues et augmentées.
L’album est complété par une composition instrumentale un peu hors sujet, mais elle intervient comme une respiration entre les deux gendhings chantés et semble être la seule composition connue spécifiquement écrite pour le gender (instrument en lames de bronze placées au-dessus de tubes servant de résonateurs).
Le livret du CD détaille tout le travail de réarrangement effectué sur les deux gendhings chantés et contient la traduction des paroles en anglais. En complément, on trouvera un pertinent entretien sur le thème du « gamelan entre tradition et innovation » avec rien moins que Rahayu SUPPANGAH, compositeur, ethnomusicologue et directeur du STSI de Surakarta dont les travaux innovants ont ouvert le champ du karawitan (voir nos chroniques des albums Cokekan, Javanese Chamber Music paru sur Felmay et Gamelan de Solo, le jeu des sentiments, chez Inédit).
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Comme d’autres disques produits par John Noise MANIS, le Vol. XI de Gamelan of Central Java relève d’une thématique qui se démarque de la pure représentation de cette musique telle qu’elle est pratiquée à Java même, et ce dans la perspective de sensibiliser l’oreille occidentale aux résonances universelles inhérentes à cette musique. Ce onzième volume prend ainsi le pari d’illustrer ce qui, dans le répertoire de musique de gamelan de Java, peut passer pour l’équivalent ou l’écho de la notion de musique de célébration des morts. La perception que se font les Javanais de cette conception – qui ne doit pas se confondre avec les musiques de funérailles à caractère national, ou les musiques de crémation – est évidemment différente de celle qu’on en a en Occident, et l’on ne peut par conséquent cataloguer une composition ou un répertoire dans la tradition du gamelan javanais comme relevant strictement de la « musique funèbre ».
Comme l’explique MANIS dans le livret, le Ladrang Wilujeng, par exemple, s’il offre un aspect sombre et recueilli qui sied à une musique du souvenir, peut aussi, dans un autre contexte, être joué pour célébrer la bienvenue et, dans cet ordre d’idées, fait aussi office de pièce introductive de concert, d’autant qu’il peut être joué dans les deux gammes typiques de la musique de gamelan, pelog et slendro, et qu’il peut subir des variations.
Le thème de ce CD, Music of Remembrance, est donc assez subjectif et ne prétend pas rendre compte stricto sensu d’une réalité musicologique au sein du répertoire de gamelan de Java Centre, mais les pièces qu’il contient et les interprétations qui en sont faites se distinguent par leur profondeur réflexive, leur langueur émotionnelle d’où se dégage moins une tristesse douloureuse qu’un rassérènement optimiste propre à appeler sur soi les esprits bienveillants plutôt que les entités porteuses de fléaux.
On retrouve sur ce CD les musiciens du ISI de Surakarta et les trois sindhen déjà présents sur le Vol. X. Le dernier morceau fait exception puisqu’il a été enregistré en Italie, à Montebello, par une formation restreinte dans le cadre d’un hommage particulier, et met encore plus en évidence les sinuosités lancinantes du rebab. Il démontre on ne peut mieux la façon dont un dispositif lié à la tradition javanaise peut projeter en un espace musical circonstancié une intention qui ne relève pas nécessairement de cette tradition, mais dont l’impact émotionnel peut être partagé universellement.
Stéphane Fougère
Site : www.gamelan.to
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n° 43 – été 2009)