Jean-François PAUVROS / Alain MAHÉ – Papillon de mer

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Jean-François PAUVROS / Alain MAHÉ – Papillon de mer
(Innacor)

C’est quand on croit qu’il y en a plus qu’il « y’ n’a ‘cor », comme on dit en gallo… À la surprise générale, le label breton Innacor – plus que jamais « haut-parleur des musiques actuelles de Bretagne et du monde » comme il s’est plu à se définir – refait donc surface pour ajouter une nouvelle pierre discographique à son pertinent catalogue, après un silence de trois ans (sa dernière publication en date étant l’album Yaho Bele / Say Yeah du BADUME’S BAND & Selamnesh ZÉMÉNÉ). Enfin, « refait surface »… c’est une façon de dire, car la nouvelle création qu’il plébiscite porte sur les fonds marins. Il est donc davantage question d’immersion que d’exhumation.

Nous quittons les chemins de terre de la musique bretonne évolutive, des musiques du monde et du jazz, pour s’aventurer sur des courants encore plus transversaux, voire houleux, avec deux musiciens improvisateurs rompus aux expériences les plus rugueuses, à savoir le guitariste et improvisateur de l’extrême Jean-François PAUVROS, et le multi-instrumentiste électro-acousticien Alain MAHÉ, natif de Morlaix.

Les routes artistiques, volontiers éclectiques et pluri-directionnelles, des deux hommes se sont déjà croisées, notamment dans les années 2010 au sein du groupe THE KINGFISHERS, qu’ils avaient créé avec la chanteuse britannico-rwandaise Dorothée MUNYANEZA.

Ils se retrouvent cette fois en duo, mêlant leurs matières sonores allègrement « bidouillées » pour donner naissance à Papillon de mer, une évocation sans filtre des contrées sous-marines tant réelles que fantasmées, extérieures comme intérieures, convaincus que l’âme humaine est, bien plus qu’un puits sans fond, un océan de sensations et de visions abyssales, comme suggéré par l’opaque peinture sur rhodoïd de Vincent FORTEMPS qui sert d’illustration de pochette au disque (disponible en LP et en CD).

Tout commence par une Disparition. Car pour vivre pareille aventure, il faut d’une certaine manière faire disparaître un peu tout ce que nous croyons être et savoir au travers de règles convenues pour faire apparaître cet « autre royaume » des mémoires fragmentées, déchiquetées… Mais la Disparition en question est aussi, plus prosaïquement, un hommage à un cher disparu. Sur des textures troubles générées par le synthétiseur modulaire Kobol RSF d’Alain MAHÉ et l’archet guitaristique de Jean-François PAUVROS, résonne le trombone d’un autre temps du légendaire Rico RODRIGUEZ, figure éminente du ska jamaïcain (Man from Wareika, ça vous parle ?) qui s’est éteint en 2015, et dont PAUVROS avait gardé quelques traces enregistrées.

Et sans transition nous plongeons dans des profondeurs rocailleuses (Donder Maen) qui, à défaut de rouler, chavirent doucement, tout juste guidés par la voix outre-tombée de Jean-François PAUVROS, entre accords liquoreux et pierres frottées… L’hypnose est alors interrompue sans détour par un de ces « dirty riffs » dont PAUVROS a le secret, invitant à « twister dans les algues vertes » (Comme des algues vertes)

Puis nous coulons de nouveau dans un espace d’apesanteur enténébrée pourvoyeur d’images embrumées (L’étant chimérique). Si vous n’aviez pas encore perdu pied, c’est le moment de le prendre… Une nouvelle perturbation maritime surgit avec A noir, une mini-symphonie de dissonances aigries expectorées par la guitare de l’un et le saxophone ténor de l’autre, faisant écho aux derniers cris de corps happés par ce néant dessiné à l’encre sèche.

Et l’on se retrouve une fois encore sans prévenir projeté dans un courant d’air marin à la moiteur toute sensuelle, là où s’épanouit le Papillon de mer proprement dit, dans des entrelacs de guitares « bluesée » et de mots en flottaison… Dans cette mer que certains jurent avoir vu danser, PAUVROS et MAHÉ substitue L’amer au fond des yeux, complainte instrumentale garnie de lancinances saxophoniques, de couinements guitaristiques et de nonchalances pianistiques comme émanant d’une arrière-salle de bar d’un bateau échoué dans ces profondeurs immémoriales…

Le papillon de mer subit ensuite une mutation céphalopodique, et se retrouve Être poulpe, barbotant dans quelque cité sous-marine perdue, avec ce sens affiné de l’ondoiement mélodique et de l’errance suspendue. C’est alors que se met à Sourdre une pulsation appuyée comme provenant d’une salle des machines spectrale, ajoutant encore plus de mystère embué à cette expédition dans l’Outre-Marin à l’imaginaire décidément kaléidoscopique.

Une remontée d’acide (Juste un air) vite évanouie en quelques formules magiques égrenées par un PAUVROS toujours aussi nébuleux précède une arrivée nettement plus enjouée, Au bout des mondes, où l’on retrouve le trombone de Rico RODRIGUEZ pour un reggae grisé auquel se mêle le sax ténor d’Alain MAHÉ et les cordes presque aphones de PAUVROS. Et Yoh ! Oh ! Oh ! une bouteille de rhum !

La houle s’évanouit, cette fois définitivement. Mais c’est quand on croit qu’on en est sorti qu’on se demande si, en fin de compte, ces profondeurs subaquatiques ne nous ont pas complètement retenus dans leurs filets d’algues, à flotter éternellement comme un crustacé dans un état semi-comateux.

À papillonner dans le sombre des océans, de regards humides en écoutes floutées, on ne peut ressortir indemne. Papillon de mer est comme ces coquillages qu’on se colle à l’esgourde pour capter un lointain souffle marin, mais dont les roulis acquièrent ici des volumes et des reliefs plus prégnants.

Stéphane Fougère

Label : www.innacor.com

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