Judge SMITH – Mr. McKilowatts Dances
(Master of Art)
Il y en a qui ne se sont jamais aussi bien portés – artistiquement parlant – qu’à l’âge de la retraite ! Regardez Judge SMITH : à peine nous a-t-il régalés d’un nouvel album début 2023 (The Trick of the Lock) qu’il récidive à la toute fin 2023 avec un autre disque ! Pas de doute : la musique, c’est la santé ! Et autant vous rassurer tout de suite, Mr. McKilowatts Dances n’est pas un recueil de « chutes » inavouables de The Trick of the Lock ; il s’agit en fait d’un projet complètement différent. Là où The Trick of the Lock mettait en valeur un Judge chansonnier qui se livrait en mode minimaliste (juste chant + piano), Mr. McKilowatts Dances ne contient pas un seul gramme de chant, ni même de voix de quelque manière que ce soit. Oui, bonne réponse : c’est donc un disque de musique instrumentale !
Même s’il ne revêt pas ici son costume de chansonnier ou de conteur d’histoires, Judge SMITH parvient tout de même à créer un univers bien caractéristique tout en faisant montre de cet esprit satirique qu’on lui connaît. La preuve : il annonce être dans ce disque accompagné d’un ensemble de musiciens, « The Weird’O’s Novelty Quartet », constitué d’OHenry aux claviers et à l’ondioline (précurseur du synthétiseur analogique), O’Brian à l’orgue Farsifa, O’Clare au theremin et aux percussions, et O’Neal aux marimba, vibraphone et le sacro-saint xylophone. Leurs photos apparaissent à l’intérieur du digipack, mais on ne les voit que de dos ! Vous l’aurez deviné, ces musiciens ne sont autres que des déclinaisons de Judge SMITH lui-même ! Ce qui ne l’empêche pas d’apparaître de face sur une photo au dos du digipack, affublé d’une sorte de djellabah qui ne le rend qu’à peine moins reconnaissable…
Ce n’est certes pas le premier disque dans lequel Judge SMITH joue en mode aphone, mais il n’a rien de commun avec les albums instrumentaux qu’il a conçus précédemment, comme The Vesica Massage, L-RAD ou Music from The Garden of Fifi Chamoix. Pas de musique de relaxation ici, pas plus que de musique expérimentale… ni même de rock progressif !
La source d’inspiration qui sert de fondement à Mr. McKilowatts Dances est un souvenir de jeunesse de Judge ; en l’occurrence le souvenir des musiques qui accompagnaient les émissions télévisées de divertissement de la BBC Radio 2, encore appelée The BBC Light Programme, et qui a remplacé la BBC Forces Programme en 1945. Ce « Light Programme », qui a perduré jusqu’en 1967, diffusaient des musiques jouées par des « Novelty Ensembles » qui étaient constitués d’instruments inhabituels ou exotiques comme le xylophone, qui était quasiment omniprésent.
Ce sont ces musiques que Judge SMITH s’est mis en tête de ressusciter, non en reprenant des thèmes entendus à l’époque, mais en en composant des nouveaux, s’il vous plaît ! Les anciens auditeurs des programmes de BBC Radio 2 trouveront donc dans ce disque de quoi réveiller leur nostalgie d’une époque et d’une musique révolues. Car ce sont pas moins de 25 piécettes instrumentales que contient ce CD, toutes affichant une durée quasi similaire oscillant autour des deux minutes, comme des génériques d’émissions ou des « jingles » publicitaires en quelque sorte.
De par le format et les structures de composition et l’instrumentation choisis, les vignettes consignées dans ce disque relèvent d’une sorte d’ « easy listening », autrement dit d’illustration musicale, ou encore de cette « musique d’ameublement » revendiquée par Erik SATIE dont il disait qu’elle était « faite pour satisfaire les besoins « utiles » » (sic), ce qui ne l’empêche pas de créer « de la vibration » (re-sic) et de remplir « le même rôle que la lumière, la chaleur et le confort sous toutes ses formes » (re-re-sic).
Les miniatures de Mr. McKilowatts Dances cherchent à n’en pas douter à répondre à ce genre de fonction, et s’apparentent dans leur ensemble à des musiques de cirque ou de cabaret ciselées comme des arabesques, mi-light, mi-lounge, jazzy et minimalistes, avec des bribes d’autres musiques légères (calypso, boogie-woogie, blues…), et agrémentées par endroits de séquences plus « space-electronica ».
Celles-ci, générées par les claviers synthétiques de Judge SMITH, créent des ambiances dignes d’anciens films de science-fiction kitsch que n’aurait pas renié Ed WOOD et qui renvoient l’écho de la pop électronique enregistrée à la fin des années 1960 par Cecil LEUTER, alias Roger ROGER qui, avec Nino NARDINI (alias Georges Achille TEPERINO) et Eddie WARNER, avait bien fait joujou dans les années 1960-70 avec ces claviers aux allures de vaisseaux spatiaux dans leur studio Ganaro. En tant que compositeur français de « musique légère », ROGER était aussi connu aussi pour les pastilles musicales qu’il avait concoctées avec son orchestre pour Radio France et l’ORTF.
De même, quand Judge SMITH frappe sur ses xylophone, vibraphone et autres marimbas, il ajoute fatalement à ses « vignettes d’ameublement sonore » une couleur « exotica » qui fait écho à celle que Les BAXTER ou Martin DENNY – autres références de la musique dite légère – avaient concoctée dans les années 1950.
Enfin, quand Judge SMITH use de sons d’orgue, c’est une autre figure légendaire de la musique légère qui se rappelle à notre bon souvenir, à savoir Korla PANDIT, cet organiste américain que l’on a longtemps pris pour un prince indien du fait qu’il était affublé d’un turban et qui, dans les années 1950, hypnotisait les spectateurs en regardant la caméra d’un air détaché tout en jouant de son instrument. La véritable identité de Korla PANDIT n’a été découverte que quelques années après sa mort… Aussi, quand Judge SMITH cherche à nous faire croire qu’il a enregistré son album avec le groupe The Weird’o’s Novelty Quartet, il réactive ni plus ni moins cette tactique de la fausse identité artistique. Du reste, le fameux Mr. McKilowatts évoqué dans le titre de ce disque est présenté comme un danseur connu pour avoir été banni des festivals de danses folk à cause de sa « neolithic wild dance », avec photo à l’appui ! (On aurait aimé voir ça en vidéo-clip !) On peut dire que, sur ce coup-là, Judge SMITH n’a pas lésiné sur la fantaisie humoristique !
Il faut aussi jeter un œil aux titres donnés à ces miniatures musicales, dont la nature extravagante rend délicate toute tentative de traduction à l’usage d’un public non anglophone. Ces titres sont en fait tirés d’un projet littéraire de Judge qu’il a nommé « Spam Poetry », inspiré par ces bouts de phrases incompréhensibles et ces enchaînements incohérents de mots que l’on trouvait jadis dans les courriers indésirables de nos boîtes à lettres virtuelles, et que Judge a transmués en textes surréalistes comme des variantes de cadavres exquis. (Voir la page de son site qui est consacrée à cet aspect de son activité artistique.)
Alors, quand bien même les auditeurs non-anglophones ne seraient pas imprégnés de cette référence culturelle des « novelty ensembles » de la BBC d’il y a un demi-siècle, ils pourront trouver un charme et un intérêt certains à ces images d’Épinal sonores de prime abord anachroniques, mais néanmoins peaufinées avec goût, bourrées d’ambiances saugrenues et saupoudrées de touches surréalistes qui reflètent une réelle inspiration inventive.
Certes, les aficionados d’un rock progressif complexe et torturé comme celui qu’a pu engendrer un groupe dont Judge SMITH fut le co-fondateur il y a quelques lunes trouveront ces Mr. McKilowatts Dances à des années-lumières du genre et parfaitement extra-terrestres !
Soit ! Judge SMITH l’extra-terrestre « kilowatté » débarque là où on ne l’attendait pas ! C’est bien signe qu’il n’est pas artiste à faire dans la redite, qu’il explore toujours de nouvelles voies, a de nouvelles histoires à raconter (qu’importe qu’elles soient ici sans paroles) ; et c’est pour ça qu’on l’apprécie d’autant mieux.
Stéphane Fougère
Site : www.judge-smith.com
Page : https://judgesmith1.bandcamp.com/album/mr-mckilowatts-dances