POIL UEDA – Poil Ueda
(Dur & Doux)
Et maintenant chers petits amis, laissez-moi vous conter une histoire vraie qui s’est produite il y a foooort longtemps. Il était une fois, dans le Japon médiéval, deux clans de guerriers samouraïs armés jusqu’aux doigts de pied qui se tapaient gentiment sur la gueule avec toutes les amabilités sanglantes en usage à l’époque, et encore de nos jours. Quand soudain une soucoupe volante fit son apparition dans le ciel dans l’indifférence générale de nos valeureux soldats bien trop occupés par leur besogne apocalyptique. C’est alors qu’un instrument à cordes tranchantes vint s’abattre sur la véranda de la passerelle de bord de la soucoupe, endommageant gravement son bouclier protecteur pourtant fort velu. Les extra-terrestres n’eurent d’autre choix que d’atterrir au beau milieu de la bataille et de prendre allégrement part aux hostilités en prenant soin de ne pas prendre parti pour un clan ou pour un autre pour éviter tout favoritisme. S’ensuivit un indescriptible chaos à coup de sabres de bois et d’épées laser et de chants rugueux à la gloire de l’humanité. À la fin, il y eut des vainqueurs et des vaincus, et beaucoup de morts, mais certains ont survécu et ont passé le reste de leur misérable (non-)existence à narrer aux badauds cette tragédie épique tout le long du chemin du Tokaido jusqu’à… Lyon.
Quoi ? J’en vois qui ricanent dans le fond, et même devant ! Quelle outrecuidance ! Cette histoire ne vous paraît pas crédible ? On voit que vous n’avez pas écouté l’album de POIL UEDA ! C’est un manquement grave aux règles de vie musico-sociétale telle que nous les encourageons et auquel il va falloir pallier en vitesse ! Comment ? C’est quoi, POIL UEDA ? Eh ! bien, c’est le groupe français de rock avant-gardiste POIL accompagné de la chanteuse et joueuse de luth satsuma-biwa japonaise Junko UEDA, voilà tout ! Quoi encore ? Ça ne vous paraît toujours pas crédible ? Et pourtant, c’est une vérité vraie, et ce disque est là pour le prouver.
POIL est un trio claviers/basse/batterie (Antoine ARNERA, Boris CASSONE et Guilhem MEIER par ordre d’apparition) qui traîne sa toison depuis 2006 dans les ruelles les plus mal éclairées de la sphère dédiée aux musiques de pointe sans œillères esthétiques. Jugez plutôt : les influences du groupe vont de STOCKHAUSEN à NIRVANA en passant par les polyphonies pygmées, Mr BUNGLE, BEETHOVEN, BEASTIE BOYS, le gamelan balinais, ZAPPA, j’en passe et des non moins couillus. Plutôt jazz acoustique à ses débuts, il s’est électrifié en chemin, puis s’est électroniqué et a rejoint l’écurie lyonnaise du collectif Dur et Doux, dont il a enrichi le catalogue discographique de trois gravures effectivement graves, Dins o Cuol, Brossaklitt et Sus, avant de faire cause commune avec le groupe NI pour devenir le méga-supra-sonic-band PINIOL. Pour son projet avec Junko UEDA, POIL a pris une épaisseur supplémentaire en s’adjoignant la basse électro-acoustique de Benoît LECOMTE (NI), laissant Boris CASSONE prendre la guitare.
Junko UEDA s’est pour sa part taillée une vénérable réputation auprès des amateurs de musiques savantes extrême-orientales par sa maîtrise du chant liturgique bouddhiste shomyô – qu’elle a a étudié avec le maître Kôshin EBIHARA de l’école Tendai –, et du chant épique et narratif traditionnellement accompagné au luth biwa, dans le style de la région de Satsuma, tel que le lui a enseigné Kinshi TSURUTA, musicienne de référence qui a renouvelé l’approche et la pratique de cet instrument à cordes piriforme, lointain cousin du oud arabe et du luth européen, dont les origines remontent au VIIIe siècle, au bas mot.
Alors évidemment, de prime abord, Junko UEDA et POIL proviennent de deux galaxies musicales radicalement différentes. Peut-on imaginer des modes d’expression musicaux plus éloignés que le rock cosmique déglingué et libertaire et la tradition millénaire joyeusement austère du satsuma-biwa, tant dans le temps que dans l’espace ? C’est bien ce qui fait le sel, et le poivre et le piment de cette rencontre sidérante et ouvertement culottée (même si à POIL !). Mais à y regarder de plus près, POIL avait déjà subrepticement montré son intérêt pour les aspects de la culture musicale traditionnelle nippone, notamment le théâtre nô et le kabuki, et même pour la musique de cour dite Gagaku (sa composition incluse dans le split-LP réalisé avec le groupe MULA en 2018 est précisément titrée Gagaku). Quant à Junko UEDA, elle s’est également illustrée dans des créations contemporaines aux cotés de Wil OFFERMANS, Jean-Claude ELOY, Jordi SAVALL, Peter KOWALD, Lê QUAN NINH, etc.
Le point de jonction de la collaboration entre POIL et UEDA, qui a fait l’objet de plusieurs concerts avant l’enregistrement de ce disque, est une célèbre épopée japonaise ayant traversé les siècles, le Heike-Monogatari (l’Histoire des Heike), dont Junko UEDA a déjà interprété quelques pages illustres dans ses disques L’Épopée des Heike et Satsuma-Biwa. De style récitatif, ce récit s’appuie sur la philosophie bouddhiste de la cause et de l’effet et pointe l’impermanence de la vie humaine en contant la prospérité et la chute du clan des Heike, défait à la fin du XIIe siècle par le clan des Genji lors d’une ultime et tragique bataille dans la baie de Dan-No-Ura. Non, il n’y a rien de très « kawai » dans tout ça !
Le disque comprend deux pièces. La première, découpée en trois parties, s’appuie sur un chant rituel bouddhiste shomyô pratiqué par les moines pour éloigner les esprits mauvais, Kujô-Shakujô. Sur fond de nappe cosmique langoureuse, Junko UEDA impose un chant solennel porté par une voix ample et grave qui vocalise souverainement, tandis qu’à la cantonade s’ébrouent lentement quelques manifestations chimico-intestinales aux projections sidérales.
De courts motifs répétitifs inspirés d’un REICH ou d’un RILEY, d’abord joués aux claviers puis à la basse, garnissent l’espace tandis que Junko UEDA égrène ses litanies sans broncher, puis les POIL se dressent en donnant de la voix chorale avant que leurs trames instrumentales minimalistes ne deviennent plus métalliques et fassent monter la tension. La musique se fait plus grinçante, dissonante, explorant des figures contrapuntiques façon gamelan rock à la KING CRIMSON époque « disciplinée », mais en plus foutraque. Néanmoins, la voix de Junko surnage, comme indifférente au capharnaüm sonique généré par les garnements qui l’entourent et qui finit par exploser dans la troisième partie, laquelle s’achève sur un unisson vocal sur un rythme plus lent et martial. Junko UEDA profère alors ses derniers sacrements. Une comète est passée…
C’est ensuite que POIL UEDA nous télétransporte sur le lieu même qui a scellé la défaite des Heike et qui constitue l’apogée du Heike-Monogatari, Dan-No-Ura, divisée en deux parties. Cela commence par un crissement saisissant sur une corde : le biwa de Junko UEDA se fait enfin entendre. Cette fois, le chant de Junko UEDA se fait plus véhément, propulsé par les frappes imposantes de Guilhem MEIER, auxquelles se joignent bientôt les notes de piano d’Antoine ARNERA. La basse épaisse de Ben LECOMTE et la guitare venimeuse de Boris CASSONE dessinent une trame hypnotique vrombissante sur laquelle le chant de Junko UEDA se déploie. Le temps d’un arrêt sur image, son biwa, dont elle joue avec un plectre avec lequel elle frappe le corps de son instrument, exhale des résonances âcres.
Très vite, les POIL et la UEDA installent une tension toute virile qui culmine en déflagrations saillantes rigoureusement réglées. Moments d’aigreur virulente alternent avec instants de relâche maugréante. Les POIL lancent des missiles soniques en forme de coups de boutoir. La narration de Junko UEDA se fait le reflet d’émotions intenses et profondes exprimées par des effets vocaux contorsionnistes, sortes de râles psalmodiques mettant à contribution le souffle qui, dans la spiritualité japonaise, est une manifestation du « ki », la force qui anime l’univers. Ainsi, dans le chant japonais (uta), le rythme de la respiration vaut plus que le sens des mots.
La dernière partie tisse une atmosphère en apparence plus calme, mais dans l’horizon de laquelle la Terre brûlée crache ses derniers rideaux de fumée. Les POIL sonnent le glas, Junko UEDA se la joue toute en colère contenue, en raucité vengeuse, et de son biwa jaillissent les dernières étincelles de vie. Un météore est passé et n’a pas raté son atterrissage.
Si demain vos petits enfants ne dorment pas à l’écoute de vos histoires d’anciens combattants, vous pourrez toujours leur raconter la bataille de Dan-No-Ura en leur faisant écouter la version POIL UEDA, et je vous garantis qu’ils avaleront leur soupe fissa, et au lit avec un sommeil peuplé de généreux cauchemars ! Et vous verrez qu’ils en redemanderont !
Stéphane Fougère
Page : https://poil.bandcamp.com/
Site : https://www.junkoueda.com/
Label : https://duretdoux.com/en/home/artists/poil-eng/