Thierry ZABOITZEFF – Le Passage

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Thierry ZABOITZEFF – Le Passage
(Thierry Zaboitzeff / Monstre sonore / WTPL Music)

À peine a-t-on pris le temps de digérer son copieux gâteau d’anniversaire (l’album triple CD anthologique 50 Ans de musique(s)) que le compositeur et multi-instrumentiste Thierry ZABOITZEFF remet le couvert avec un …énième album qui témoigne, s’il fallait encore le prouver, du caractère décidément intarissable de son inspiration artistique. Fort d’une prolifique carrière soliste qui a démarré en 1997 après son départ du groupe ART ZOYD, dans lequel il est resté plus de trois décennies, il pourrait être légitime pour notre homme de vouloir rendre les armes. Il n’en est rien. Notre « Dr. ZAB » a encore des choses à dire. Après plus d’un demi-siècle passé à composer dans et en dehors d’ART ZOYD, Thierry ZABOITZEFF donne encore de la voix (et l’on sait combien elle peut se faire viscérale à ses heures !). Et cette voix porte une vision toujours aussi sagace et pertinente sur l’état du monde et le rôle de l’humain dans ce dernier.

Parce que, sans être un album concept stricto sensu, ce nouveau disque part d’un constat qui, à défaut d’être nouveau, devient de plus en plus prégnant au fur et à mesure des jours qui passent : notre monde est dans une impasse, et le destin de l’être humain fait de plus en plus face à un mur, à des murs, qu’il a lui-même conçus. Trouver une issue devient une urgence. Thierry ZABOITZEFF redonne donc de la voix pour suggérer une voie… autrement dit, un Passage.

Cette notion de passage appelle du reste plusieurs niveaux de lecture. On pourrait en effet y voir l’évocation du passage du temps dans la carrière artistique de Thierry ZABOITZEFF. Car à plusieurs égards, l’ombre de l’univers d’ART ZOYD ressurgit à plusieurs endroits de ce disque, ne serait-ce que dans les titres de deux des cinq compositions de ce disque, à savoir à la poursuite du zoyd et Twisted Zoydian Song. Cela va au-delà du clin d’œil puisque, sur trois des cinq pièces ici présentées, Thierry a invité son ancien complice des premières années « artzoydiennes » Jean-Pierre SOAREZ à faire résonner sa trompette.

Placé en exergue du disque, à la poursuite du zoyd se pare d’un immanquable « mood zoydien », avec son introduction ambient bien sombre, cette trompette « jérichoéenne » sonnant l’hallali, ce riff de basse répétitif, cette lointaine plainte de violoncelle, ces notes de piano en ordre dispersé, ce râle vocal semblant surgir des profondeurs, cette trompette qui revient clamer sa complainte… Oui, il y a un air de déjà-entendu, et en même temps de jamais entendu. à la poursuite du zoyd est du reste un titre ambigu : s’agit-il juste de retrouver le « son artzoydien » ou de le pourchasser pour lui faire subir les derniers outrages ? Gageons que l’idée du « zoyd » a, dans l’esprit de ZABOITZEFF, une définition plus large que celle d’une simple référence à son ancienne identité artistique. Le zoyd doit lui aussi subir l’épreuve du temps qui passe…

Et c’est dans La Forêt, deuxième pièce de cet album, que cette épreuve doit se passer, comme tout bon rituel initiatique qui se respecte. Et pour l’auditeur, La Forêt est en effet une épreuve, pas nécessairement rude ni difficile je vous rassure. C’est une épreuve en ce sens qu’elle déploie plus avant la vision « zaboitzeffienne » dans un format en quasi-technicolor, et sur une durée tutoyant le quart d’heure. Sa structure est constituée de plusieurs chapitres empreints chacun d’une ambiance et d’un traitement sonore différents, mais reliés par un leitmotiv mélodique. La Forêt raconte bel et bien une histoire, celle de la relation que l’homme a entretenu à travers les âges avec la Terre, la nature. On retrouve en filigrane le thème du passage du temps, et les dégradations qu’il inflige.

C’est sur une citation implacable, énoncée en français puis en allemand, de François-René de CHATEAUBRIAND que s’ouvre cette imposante composition : « Les Forêts précèdent les hommes ; les déserts les suivent ». (On retrouve par ailleurs cette phrase citée dans le film d’Edouard BERGEON La Promesse verte.) Suit une mélodie au piano, à la fois mélancolique et apaisante, que vient soutenir un nappe au clavier.

Un premier tableau prend vie avec des captations de bruitages animaliers et d’autres bruits moins engageants évoquant la chute d’un arbre, ponctués par un son sourd de tambour. Alternent alors gazouillis d’oiseaux, nappes troubles, résonances de tambour, craquements, notes aux teintes cosmiques, chute bruyante, voix humaines à la cantonade… Un thème répétitif de deux notes de clavier confirme l’imminence d’une menace, bientôt souligné par des inflexions grinçantes de violoncelle, d’autres notes de piano en surimpression et une couche synthétique au relief symphonique. Ce traitement façon musique de chambre néo-classique a évidemment des échos « artzoydiens », et fait encore ici son petit effet.

Le thème mélodique du départ revient au premier plan, comme pour rassurer. Mais un autre leitmotiv de deux notes de piano plus martiales, auxquelles s’ajoutent d’autres captations de terrain pas moins engageantes (d’autres chutes d’arbres), nous ramène à la réalité. La faune a déserté, conséquence de la déforestation à l’œuvre depuis le premier tableau. Ce second tableau nous plonge dans une dimension sonore plus futuriste avec des relents cauchemardesques. L’apesanteur est de rigueur, claviers analogiques et synthétiques se fraient un chemin (un passage…), et une voix se fait entendre, humaine certes, mais s’exprimant dans un sabir à la tonalité sépulcrale. Des cordes passent en coups de vent, et le thème initial reprend ses droits, plus rassérénant que jamais.

Place au troisième tableau : les voix humaines et les bruits de hache y résonnent avec plus d’acuité. Il y a eu à n’en pas douter des coupes sombres dans la forêt. Gongs et tambours résonnent dans le lointain. Piano et synthétiseur poursuivent tranquillement leurs palabres, la voix humaine reprend son babil incantatoire, plus trouble que jamais, et l’ambiance néo-classique se pare de teintes automnales douce-amères. Un bruit de tronçonneuse met fin à tout espoir de « retour à la normale ». Le piano s’affole, le tambour bat la chamade, le violoncelle s’aigrit, des arbres craquent, des voix résonnent encore et toujours. Mais le petit mirage mélodique au piano revient, imperturbable dans sa quiétude solennelle. D’autres sons plus diffus et inquiétants tapissent la coda, qui semble nous poser la question : jusqu’où ?

Mêlant instruments classiques, échantillons, traitements électro-acoustiques et voix dans la plus pure tradition « zaboitzeffienne », La Forêt impressionne par sa façon de mettre subtilement en scène la dichotomie entre l’image romantique que l’on se fait des ressources naturelles et le traitement douloureux qu’on leur inflige. Aussi cohérente dans sa construction que forte dans son propos, La Forêt s’impose comme une pièce maîtresse tant dans cet album que dans tout l’œuvre de Thierry ZABOITZEFF.

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Après une tapisserie aussi éloquente, il fallait néanmoins marquer une rupture : Poster Boy s’en charge de manière décomplexée, confrontant la trompette plaintive de Jean-Pierre SOAREZ à un habillage électro-jazzy alternant séquences doucement groove et séquences plus statiques.

Cette pièce, à l’origine conçue pour le film Fang der Haider de Nathalie BORGER, balaye les échos artzoydiens de la première moitié du disque, avant que ceux-ci ne réapparaissent dans Twisted Zoydian Song, mais sous une forme moins « auto-citationnelle », plus mâchée et digérée. Exit le syndrome musique de chambre. Ligne de piano, nappes de claviers et ponctuations percussives se retrouvent embarqués dans une course-poursuite soulignée par une ligne rythmique entêtante et hypnotique qui ne s’interrompt par instants que pour mieux reprendre. La désormais inévitable voix d’outre-tombe du Dr. ZAB ajoute au climat effectivement « tordu » de cette pièce.

Il est temps de s’engouffrer dans le Passage, sans le forcer. Précédée de sonorités comme sorties d’un vieux film de science-fiction, la trompette de Jean-Pierre SOAREZ s’étale en circonvolutions aigre-douces, une mélodie suave aux résonances de blues oriental émerge, la voix du maître des lieux se fait cette fois plus douce et entonne ce qui ressemble à une prière, à un mantra. Le rythme se fait plus insistant, la trompette en rajoute une couche, rejointe par le violoncelle, et c’est bientôt à une célébration cosmique et lumineuse que nous sommes conviés, sans pour autant virer à l’orgiaque. Point trop n’en faut, aussi le point final arrive-t-il sans prévenir, nous laissant en plan comme de parfaits ahuris.

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Le Passage a-t-il été franchi, ou sommes-nous rester coincés à l’intérieur ? Le Passage avait-il une sortie, ou a-t-il débouché sur un autre mur, ou dans une autre dimension, ou sur une nouvelle prise de conscience ? Le temps y a cependant déposé ses mirages : passé, présent et futur s’y sont enchevêtrés de la plus séduisante des manières. Dans la discographie de Thierry ZABOITZEFF, ce disque est en tout cas un Passage obligé. Et recommandé. Une fois de plus.

Stéphane Fougère

PS : La composition La Forêt est également sortie sous forme d’un EP en Version Dolby Atmos (Audio Spatial) sur Apple Music, Amazon Music et autres plateformes distribuant ce format. Amateurs d’expériences immersives, c’est le moment d’aller randonner…

Site : www.zaboitzeff.org

Page : https://thierryzaboitzeff.bandcamp.com/album/le-passage

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