Abed AZRIÉ – Hâfez & Goethe – Divân
(Doumtak / Harmonia Mundi)
«Qui me parle de conduite raisonnable ? Moi, l’ivre mort. Où est le monastère des nuages ? Là-bas, où coule le vin limpide.» «Tant que nous sommes sobres, le mal nous plaît ; Sitôt que nous avons bu, nous reconnaissons le bien.» De prime abord, ces vers semblent avoir été écrits par le même poète (que l’on soupçonne dionysiaque). Il n’en est rien. Les premiers ont été écrits au XIVe siècle par HÂFEZ, poète et mystique arabe de la ville de Chirâz (qui à cette époque n’était pas encore devenue la capitale de la Perse). Les seconds sont de la plume du romancier, dramaturge et théoricien allemand Johann Wolfgang von GOETHE, qui est né environ quatre siècles après HÂFEZ.
Ce dernier est principalement connu par son Divân, un recueil de ghazals (poèmes d’amour mystiques ou charnels) que GOETHE a découvert sur le tard (à 65 ans), mais qui a marqué profondément sa pensée et sa vision, allant jusqu’à qualifier l’œuvre du poète arabe de « miracle de goût humain et de raffinement ». Le Divân de HÂFEZ lui a inspiré ainsi son propre Divân occidental-oriental (West-östlicher Divân), composé de douze livres publiés de 1819 à 1827, et dans lesquels il a cherché à donner la réplique, par-delà l’espace, le temps et les différences culturelles, à celui qu’il appelle son « double spirituel ».
Un effet miroir, jouant des correspondances poétiques, s’est ainsi instauré, à quelques siècles et et de nombreux kilomètres de distance, entre deux âmes portées par un même désir de chanter l’amour et l’ivresse, l’amour de l’ivresse, ou l’ivresse de l’amour, vaste champ de toutes les possibilités métaphoriques. Pour HÂFEZ, une taverne vaut bien un lieu de culte, et l’amour est assurément plus puissant que la foi ou la raison. Imagine-t-on comment cette attitude mystique a dû être perçue par les rigoristes ? Elle ne pouvait en tout cas que séduire Abed AZRIÉ, le chanteur et compositeur français d’origine syrienne dont l’œuvre musicale est vouée depuis une quarantaine d’années à l’interprétation des textes fondateurs et à l’expression des grands poètes d’Orient et d’Occident. Il a ainsi chanté (et traduit) L’Épopée de Gilgamesh tout comme L’Évangile selon Jean avec la même ferveur humaniste qui le caractérise.
Pour sa nouvelle création, Abed AZRIÉ prête donc sa voix, enveloppante et profonde, aux vers de HÂFEZ et les rapproche de ceux de GOETHE qui, pour leur part, sont véhiculés par le ténor allemand Jan KOBOW, célèbre voix du monde baroque, connu pour sa maîtrise des « lieds » et auteur de neufs albums solo en plus de sa collaboration à une centaine d’autres enregistrements.
Constituée de poèmes mis en musique formant de courtes pièces, la création Hâfez & Goethe alterne les interprétations des deux chanteurs, de manière à mettre en regard les mots issus des deux Divân. Abed AZRIÉ et Jan KOBOW se font ainsi les avatars des deux poètes mystiques, mettant chacun en valeur la musicalité caractéristiques des deux langues, arabe et allemande, tout en suggérant les liens et les échos entre les œuvres.
Mais de musique arabe ou allemande on ne trouvera nulle trace patente. Curieusement, le choix des arrangements a été confié à un orchestre de chambre argentin dirigé par le pianiste Gustavo BEYTELMANN. Naviguant entre une mélancolie et une pétulance aux lointaines effluves « buenosairiennes », ne craignant pas les ruptures et les dissonances, l’ensemble, constitué d’un violon, d’un bandonéon et d’une contrebasse en plus du piano, décontextualise les stances poétiques arabe et allemande, foin des couleurs locales attendues, les met en vis-à-vis dans un champ sonore unifié et leur fait danser de bien singuliers tangos contemporains. On pourra s’étonner à priori d’un tel choix, mais on sait aussi combien Abed AZRIÉ aime les défis esthétiques, s’étant auparavant acoquiné au flamenco dans Suerte ou à la langue latine dans Venessia.
Cependant, ce champ musical unifié n’a pas encouragé Abed AZRIÉ sur la voie de la rencontre ou de la « fusion » arabo-allemande. Jamais les deux chanteurs ne se croisent. À aucun moment le dialogue entre HÂFEZ et GOETHE n’est forcé, mais tout juste suggéré par la structure du projet. Ici, tout n’est qu’évocation utopique, rêverie capiteuse, griserie littéraire… On aurait cependant tout aussi bien imaginer un dialogue à trois, impliquant HÂFEZ, GOETHE, mais également Victor HUGO, lequel était féru de la poésie hâfezienne et avait de même « répondu » à GOETHE dans Les Orientales. Il resterait pour ce faire à trouver un chanteur ou un récitant français…
Comme il est désormais de coutume avec les productions Doumtak, le CD est accompagné d’un DVD (à moins que ce ne soit le contraire), enregistré et filmé – non sans hasard – au Goethe-Institut de Paris en juin 2013, dans les conditions du live, bien qu’on ne soit pas sûr qu’il s’agisse d’un concert donné en public. On y voit les performances alternées d’Abed AZRIÉ et de Jan KOBOW, entre lesquelles s’intercalent des images de calligraphies arabes et de manuscrits de GOETHE. Les caméras n’ont pas non plus oublié de filmer de près l’ensemble de Gustavo BEYTELMANN, offrant ainsi un montage assez dynamique, et les poèmes de HÂFEZ et de GOETHE ont été sous-titrés en français. (De même, le livret du CD comprend les traductions en quatre langues : français, anglais, allemand et arabe.) En bonus sur le DVD, les chercheurs Laurent CASSAGNAN et Hassan MAKAREMI nous entretiennent sur les vies et les œuvres respectives de GOETHE et de HÂFEZ.
Ajoutons que la pochette de ce coffret digipack a été illustrée par une toile lumineuse de Ziad DALLOUL, et vous serez assurés que rien n’a été laissé au hasard pour permettre une immersion avisée dans ce Divân aussi antique que contemporain qu’il convient de déguster avec application.
Stéphane Fougère