BATSÜKH Dorj – Ögbelerim (Music for my Ancestors)
(Routes nomades / Buda Musique / Socadisc)
Pour les amateurs de musique mongole qui suivent les activités et les publications de l’association Routes nomades, créée par le chanteur diphonique (ou diphoneur) et pasteur nomade mongol TSERENDAVAA Dashdorj et l’ethnomusicologue et musicien français Johanni CURTET, le nom BATSÜKH Dorj ne doit pas être totalement inconnu. En effet, un enregistrement de terrain de ce jeune musicien – alors âgé de 25 ans et habitant Tsengel, la commune située la plus à l’Ouest de la Mongolie, dans la province de Bayan-Ölgii – figurait déjà dans l’indispensable bible discographique Une anthologie du khöömei mongol, publiée en 2016, et on peut le voir et l’entendre dans le DVD Voyage en diphonie, de J.-F. CASTELL. (Le chant diphonique, ou chant de gorge, est une technique vocale qui permet à un chanteur de produire deux sons simultanés, l’un en bourdon, l’autre en harmonique.)
Sept ans plus tard, BATSÜKH Dorj réalise son tout premier album, enregistré dans un studio de Montauban-de-Bretagne en juin 2022 et mixé par Bob COKE (connu pour avoir collaboré avec Ben HARPER, Akosh S., Eric PERSON, MUKTA, Souad MASSI…).
Gageons que la sortie de ce disque devrait permettre à son auteur d’émerger en tant qu’artiste, lui qui, bien que reconnu dans sa communauté comme un musicien traditionnel renommé, en est encore à travailler dans les mines ou dans le bâtiment, ne pouvant vivre de sa musique.
Car BATSÜKH a cette particularité de maîtriser tous les styles de chant diphonique typique du peuple non pas mongol mais touva, qui lui est géographiquement voisin. (La république de Touva fait partie de la fédération de Russie et est située en Sibérie, entourée notamment par les républiques de l’Altaï, de Khakassie, de Bouriatie, et donc par la Mongolie.) BATSÜKH Dorj est un ancien élève du maître touva PAPIZAN Badar, autre figure de la scène mongole-touva révélée par Routes nomades, puisqu’il était l’un des Maîtres du chant diphonique qui ont tourné en Europe en 2016 (notamment au Musée Guimet, à Paris ; BATSÜKH Dorj était aussi de la partie) et que l’on peut peut voir également dans le DVD Voyage en Diphonie, sa tête figurant sur la photo de pochette.
Après avoir été initié par PAPIZAN Badar, BATSÜKH Dorj a développé sa pratique du chant diphonique touva (le « khöömei – prononcez « heeur-mi » – qui signifie « pharynx ») auprès des chanteurs-diphoneurs des groupes CHIRGILCHIN et ALASH, mondialement reconnus. Diplômé du conservatoire de Kyzyl (la capitale de Touva), BATSÜKH Dorj maîtrise donc les différentes techniques du khöömei touva, dont le khöömei proprement dit (chant diphonique « pressé »), le sygyt (chant diphonique « sifflé »), le kargyraa (chant diphonique grave), l’ezenggileer (variante du sygyr, avec un rythme particulier inspiré de celui provoqué par l’appui périodique des pieds d’un cavalier sur les étriers de son cheval) et le borbangnadyr (variante plus douce du kargyraa). BATSÜKH étant également luthier, il peut jouer de son propre son.
C’est donc un artiste complet qui s’exprime dans Ögbelerim, tant au chant (« normal » et diphonique) que sur divers instruments traditionnels, comme la vièle « igil », le luth « dosphpuluur », la flûte « shoor », la guimbarde « khomus » et même des sabots de cheval (« attinduyou ») à titre de percussions.
N’allez cependant pas croire que le propos de ce disque est de verser dans la stricte « démonstration ethnomusicologique » : c’est l’album d’un musicien folk touva qui présente son répertoire, lequel mêle compositions et reprises de chants traditionnels arrangés. Les connaisseurs retrouveront ainsi la chanson satyrique Kaldak-Khamar et l’émouvante ballade Kongurei – toutes deux notamment popularisées par HUUN-HUUR-TU – ainsi qu’un chant évoquant la pérennité du peuple touva de Mongolie à travers l’image de la caravane de chameaux (Jin Söörtügjüler), qui symbolise aussi par extension son ancien mode de vie nomade.
Les compositions de BATSÜKH Dorj s’inscrivent pour leur part dans une veine folk acoustique en prise directe avec la tradition touva. Hommage sont ainsi rendus aux ancêtres (Ögbelerim), au pays touva (Churtum), à un héro bienfaiteur reclus en pleine nature (Bainak), à la tradition perdue de la chasse (Anchynyn Yry) et au jeu des osselets utilisé comme moyen de divination (Kajyk). On trouvera de même une nouvelle version de l’hymne dédié au festival des Touvas à Tsengel (Khei At : « Cheval de vent ») que BATSÜKH avait déjà enregistré pour Une anthologie du khöömei mongol.
Sur plusieurs chansons, BATSÜKH Dorj est justement accompagné par le concepteur de cette anthologie, à savoir Johanni CURTET à la guitare, à la guimbarde « dan moi », au doshpuluur et au chant khöömei. Fort de son expérience et de ses connaissances, Johanni CURTET a aussi fonction de conseiller artistique sur ce disque et a conçu les arrangements avec BATSÜKH Dorj. Ce dernier s’exprime aussi à travers trois soli instrumentaux, soit à la guimbarde khomus, soit à la flûte shoor, soit au luth igil, et dont l’inspiration puise dans les pratiques chamaniques ou dans la contemplation arrachée au temps…
Le mixage de Bob COKE privilégie un son de proximité qui accentue l’aspect intimiste et quasiment « at home » des enregistrements, ce qui fait d’Ögbelerim (Music for my Ancestors) un album dont la « modernité » consiste à rester proche des racines, sans étalage et ajouts de sons actuels qui pourraient en dater la production. Avec BATSÜKH Dorj, on voyage hors de la dimension horizontale du temps, dans un espace lointain dont le vaste horizon fait résonner ses échos dans les âmes avides de reconnexion avec la nature, la mémoire, et un certain sens des valeurs essentielles.
Stéphane Fougère
Page : www.routesnomades.fr
Label : www.budamusique.com