JAMBINAI – A Hermitage
(Bella Union / PIAS)
Le post-rock ayant atteint l’âge de raison, on pensait qu’il s’était installé dans une sorte de routine tranquille en contemplant son album de photos de son époque pionnière, avec tous les piliers du genre. Quand soudain une nouvelle étincelle débarque de nulle part ! Ou plutôt non, elle vient de quelque part, de loin, de très loin, de l’autre bout de la planète, de Corée du Sud plus précisément, et elle s’appelle JAMBINAI. « Ah ? On fait du post-rock, là-bas ? » Oui, entre autres choses. Et quand on en fait, ce n’est pas en copiant bêtement les valeurs sûres de l’Occident. L’originalité et l’intelligence de JAMBINAI sont précisément d’avoir réinjecter dans le post-rock du sang neuf provenant de leurs racines musicales vernaculaires.
Entendez-vous ces cordes rugueuses, ces sons gondolés, comme ivres, cette stridence soufflée, ces autres cordes sèches et sépulcrales ? Ce ne sont pas des manipulations de studio, et encore moins des samples ; ce sont de vrais instruments traditionnels coréens, garantis sans colorants : il y a la vièle à archet « haegum », la cithare à six cordes « geomungo », le hautbois « piri », et ils cohabitent avec les plus conventionnellement rock guitare électrique, guitare basse et batterie.
Certains blasés des fusions world ne se laisseront pas impressionner par pareil instrumentarium, convaincus qu’ils ont déjà entendu cela quelque part, persuadés que ces frêles et délicats instruments acoustiques ne sont que des enjoliveurs sur des séquences vaguement contemplatives entre deux assauts d’adrénaline sévèrement burnés (car oui, l’influence métal est aussi très présente). Il n’en est rien.
L’infrastructure des compositions de JAMBINAI est principalement fondée sur les techniques de jeu et les capacités sonores des instruments traditionnels. Les sons tenus du haegum, les « piqués » et la raucité du geomungo, les sifflements perçants et haut perché du piri contribuent à donner au post-rock de JAMBINAI une saveur, un volume et une profondeur tout à fait inédites, tant dans les accalmies que dans les débauches.
Et encore, il s’agit là de deux pôles extrêmes entre lesquels la musique de JAMBINAI passe son temps à naviguer, creusant les entre-deux, les nuances, les subtilités et les interstices, sachant faire bouillir une marmite avant de la retirer net du feu, ou bien remuant avec circonspection le fond d’un volcan pour créer un feu d’artifice caniculaire, ou encore générer des crispations organiques au sein de suspensions méditatives, faire rebondir des instants épileptiques sur un paysage de sérénité, ou figer des embasements à l’aide de brèches de détente presque incongrues, le tout en prenant soin de faire goûter les meilleurs grains et les plus lancinantes ivresses.
Par progressions atmosphériques ou par ruptures tranchantes, JAMBINAI réinvente les transes chamaniques ancestrales à l’aune des désordres sociétaux et des chaos psychologiques caractéristiques des civilisations en pleine crise identitaire. C’est une musique que seuls des Coréens pouvaient inventer, car indubitablement imprégnée de toutes les sédimentations historiques et culturelles de ce pays affrontant comme tous les autres le spectre de la mondialisation, de l’industrialisation, de la dépersonnalisation…
Les sons traditionnels ne sont plus les échos d’un passé révolu ou muséal, ils sont le cri de ralliement d’un futur qui reste à inventer, les gages d’une vraie révolution avant-gardiste qui se paye le luxe d’être pleinement viscérale et irréductiblement impulsive. Les fièvres de l’esprit et celles du corps s’expriment de concert chez JAMBINAI, et évoluent à travers les éléments naturels (la terre, le vent, l’air, le feu jouent leurs partitions secouées) comme à travers les agitations névrotiques des communautés humaines.
Lee ILWOO, Kim BONI, Sim EUNYOUNG et Oh HYESEAK ne sont pas des prestidigitateurs, ce sont des démiurges, fractionnant les déluges et rognant les sérénités pour les faire participer à une nouvelle rotation alchimique, sombre, pesante, enflammée, aveuglée, illuminée, révélée… extatique encore et intense toujours.
A Hermitage est le second album de JAMBINAI. Le premier, Differance, faisait suite à un EP. Ils sont tous deux introuvables dans nos contrées. En revanche, A Hermitage étant distribué dans nos frontières, vous avez le droit, et même le devoir, de vous précipiter dessus, en version CD comme en version LP. JAMBINAI est une expérience vitale, immanente, impériale. Son univers est zébré de hautes températures aussi tétanisantes que vibrantes au fort pouvoir régénérant.
Stéphane Fougère
Page : https://fr-fr.facebook.com/jambinaiofficial/
Label : www.bellaunion.com