Marc SARRAZY & Laurent ROCHELLE – Chansons pour l’oreille gauche

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Marc SARRAZY & Laurent ROCHELLE
Chansons pour l’oreille gauche
(Linoleum Records, 2018)

Le duo Laurent ROCHELLE/Marc SARRAZY n’en est pas à son premier guet-apens. En 2008 paraissait Intranquillité – qui prit par surprise les auditeurs ouverts aux musiques hors norme -, composé en toute liberté, loin des sentiers battus et rebattus. Non contents d’avoir envoûté d’innocentes victimes une première fois, le binôme récidive avec ces Chansons pour l’oreille gauche, opus de douze pièces écrites avec un sens de la nuance que l’on ne rencontre plus guère à l’ère des forges radiophoniques.

L’un et l’autre firent connaissance grâce à Denis FRAJERMAN et c’est un rapprochement toulousain qui permit leur fructueuse collaboration en chair et en souffle. Deux virtuoses improvisant, Marc au piano et Laurent au saxophone soprano/clarinette basse, ouvrent nécessairement la voie à des œuvres de haute qualité, parfois zébrées de citations classiques, appelées par une tonalité identique. Et il est amusant de les identifier, comme dans Funeral Blues…

« Il y avait pas mal de compositions que nous jouions depuis plusieurs années, précise Laurent, mais qui n’avaient pas encore été enregistrées ; c’est la motivation principale de ce nouveau disque, [fixer] ce répertoire après la publication de Intranquillité. »

De fait, les deux compères ne se sont pas « embourgeoisés » : sonorités insolites issues des instruments, séquences dissonantes, free, voire atonales (Bartok à la fenêtre), effets de reverse et de profondeur créé au mixage (par Laurent) sur un excellent enregistrement de Boris BEZIAT au studio Elixir, aboutissent à la mise en perspective sonore des deux instruments en dialogue. Et cette rupture avec les conventions de la musique policée se double d’un irrésistible sens du ludisme. 

À ce sujet, les titres choisis avant ou après l’élaboration du morceau ne manquent ni de malice ni même de surréalisme ; par exemple Voulévoulévouvouzélas ?  que l’on attribuerait bien volontiers à l’humoriste Pierre REPP plutôt qu’aux deux musiciens plaçant en fin de morceau un court enregistrement des très sonores trompettes sud-africaines. Le ludisme consiste aussi en détournement d’objets à des fins artistiques pour produire des timbres inédits : ainsi les kaplas, jouets consistant en des planchettes de bois sont-ils utilisés au plan mélodique et rythmique. Et le piano préparé à quatre mains (« une spécificité du duo » précise le clarinettiste) donne ici une sonorité unique qui place ces Chansons dans un large champ ouvert aux Allumés du Jazz.

Souvent compagne de l’improvisation, la dimension poétique, présente dans toutes les œuvres de Laurent ROCHELLE, atteste son attention à faire place à cet état de l’âme – certains titres en témoignent (comme À la frontière du jour) -, et à son expression linguistique. Soutenu par le délectable violon de Alexei AIGUI, le sensible texte germanophone d’Anja KOWALSKI interrogeant la condition humaine (traduit en français) dessine les contours de l’album ; mais ce Qui s’en va un peu ne marque pas la clôture des titres et du temps écoulé en compagnie de ces quêteurs (et quêteuse) d’ineffable. Laurent nous précise que « La pièce n’est jamais totalement terminée […] ; la forme reste ouverte pour que l’ensemble puisse évoluer au fur et à mesure des envies et des différents concerts. »

Ainsi, après l’écoute de disque, en silence, l’auditeur alimente-t-il toujours ses chimères, poursuit-il les divagations de son imagination ; après la dernière note de ces Chansons poursuit-il sa rêverie ou sa méditation, tout comme après avoir écouté beaucoup de ceux qui ont influencé Marc et Laurent : l’un d’entre eux, le saxophoniste et clarinettiste britannique John SURMAN, mais aussi les compositeurs français Erik SATIE, Maurice RAVEL et Claude DEBUSSY. Ajoutons que se goûtent ici et là quelques  pincées de Michel PORTAL et de Joachim KÜHN.

Quant à Krzysztof KOMEDA, autre influence déclarée, il requiert un instant particulier d’attention : pianiste polonais mort en 1969, ce compositeur attitré de Roman POLANSKI (Rosemary’s Baby, Le Bal des vampires…) sous-tendait ses balades d’une folie dissonante – éclatant par instants -, qui avait très vite séduit le cinéaste. En réécoutant Litania du Tomasz STANKO SEPTET (ECM, 1997), nous sommes frappés par la proximité entre ces Chansons et ce double hommage au compositeur et à ce très grand réalisateur.

Dans les deux cas, les artistes y expriment une familiarité qui appelle toute notre confiance pour nous mener grâce à une liberté pure et sans concession, vers un champ auditif stupéfiant, en dehors de toutes les classifications habituelles du jazz (swing, bop, cool, funk, etc.) On l’aura bien compris : dans les deux cas, les créateurs ne larguent pas pour autant les amarres vers le free intégral : « Le free jazz est l’une de nos nombreuses influences? mais nous l’intégrons dans un contexte plus mélodique pour que l’auditeur qui ne connaît pas le jazz puisse se retrouver ; pour nous, c’est important de ne pas faire une musique élitiste. »

De cette liberté altruiste – soucieuse de ne pas « perdre » son public – est donc né un album aux multiples surprises. Pour sa plus grande joie, l’auditeur est à la merci d’une bourrasque balayant ses repères posés par les instruments rythmique et mélodique que sont le piano avec ou sans kaplas, la clarinette et le saxophone. Toute routine menant à l’ennui et à la résignation se trouve bannie tant au plan du tempo qu’au plan des textures grâce à un savant dosage des émotions ; nous sommes bien loin de la musique d’ascenseur des bars et autres lieux branchés (les bars, pas les ascenseurs).

Quant à l’Infra-musique (1 & 2), fruit d’une collaboration créditée de l’un et de l’autre, elle émane des expérimentations libres qui jaillissent du substrat originel où puisent nos artistes : « J’aime vraiment l’atmosphère qui se dégage de nos infra-musiques. Elles résultent d’improvisations totales, directes, sans aucune discussion ni préparation préalable. » « Atmosphère » ? Le terme choisi par Marc SARRAZY précise l’un des objectifs de ces séances de travail : conduire l’auditeur à effectuer un voyage totalement dépaysant, le conduire vers une planète où il pourra revenir, quand il le souhaitera, puiser de nouvelles forces… Tout comme Marc et Laurent lorsqu’ils se téléportent en littérature, grâce à Antoine VOLODINE (Paysage avant pendaison… ), grâce aux compositeurs cités plus haut, et grâce au cinéma, source audio-visuelle prépondérante (ici, Suspiria, reprise d’un extrait de la BOF de GOBLIN pour ce film signé Dario ARGENTO).

Pari réussi, ces Chansons pour l’oreille gauche, œuvre de passionnés, a le pouvoir d’allumer la passion au cœur de l’insatiable curieux, adepte des chemins de traverses, en art, et en musique tout particulièrement. Et ne vous laissez pas mystifier par ce titre : c’est bien avec vos deux oreilles grandes ouvertes que vous effectuerez ce périple qui saura vite se rendre indispensable à votre précieuse mémoire sonore.

Mescalito

Page : https://marcsarrazy.bandcamp.com/

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