ÉVOHÉ – 77-81
(Musea Records)
Si certains artistes et groupes dits « obscurs » des décennies précédentes ont évité de sombrer dans l’oubli le plus total, c’est parce qu’ils ont laissé une trace palpable de leur existence, même éphémère, sous forme d’un support vinyle, un LP ou même quelques « singles », et qu’il s’est trouvé quelques années plus tard un généreuse maison de disques, le plus souvent obscure elle aussi, pour rééditer ces supports vinyles en formats CD, et ainsi permettre à une histoire musicale de se rappeler au bon souvenir d’un public ou bien de se découvrir un nouveau public.
Dans le cas d’un groupe qui a existé pendant une poignée d’années mais qui n’a pas eu le temps ou les moyens de graver un disque, son exhumation et sa réhabilitation, faute de documents, risquent fort d’être plus compliquées. Mais pas impossibles, dès lors que certaines mémoires finissent par être réactivées, et que l’on retrouve miraculeusement la trace d’enregistrements que l’on croyait perdus ou inexistants. C’est ce qui est arrivé à ÉVOHÉ, formation toulousaine forcément obscure de la seconde moitié des années 1970, et dont le propos musical s’inscrivait dans ce qui était appelé à l’époque les « musiques nouvelles européennes », suite au vaste champ créatif ouvert par le mythique MAGMA, prolongé par ses excroissances ZAO et WEIDORJE, et dûment investi par les ART ZOYD et autres UNIVERS ZÉRO.
Ce sont ces potions musicales typiquement marginales de l’époque qui ont abreuvé les quatre musiciens d’ÉVOHÉ, à savoir le batteur et percussionniste Roger LAHANA, le pianiste Stéphane CONSALVI, le bassiste Michel MATHERN et le guitariste Philippe PERRICHON. Bien sûr, chacun d’eux s’est également nourri à d’autres sources ; mais on peut citer dans leurs centres d’intérêt communs la musique de STRAVINSKY, de BARTOK, de HENRY COW et, plus singulièrement dans le cas de MATHERN et de PERRICHON, la musique classique hindoustanie (de l’Inde du Nord).
Les titres des compositions d’ÉVOHÉ révèlent pour leur part une inspiration tout aussi éclectique qu’exigeante, puisant dans la Kabbale, la mythologie égyptienne comme dans la littérature fantastique d’un H.P. LOVECRAFT. Du reste, le terme « Évohé » lui-même est dérivé d’Eve, qui s’écrit en hébreu « hé-vau-hé » et désigne dans la Kabbale la dynamique de la vie.
Avec pareilles références, on se doute qu’ÉVOHÉ n’a pas été créé pour animer les bals de campagne ni même les boîtes urbaines. Avec le rejet de toute facilité artistique et commerciale pour postulat de départ, le quartette s’est construit un langage musical dense et dynamique aux structures volontiers complexes, non pas pour briller dans les salons où l’on cause, mais bien pour secouer les esprits en proie à la somnolence intellectuelle et à la tiédeur émotionnelle.
Il n’a certes pas été le seul groupe à suivre cette voie : nombre de rééditions effectuées ces dernières décennies par des labels comme Musea ou Soleil Zeuhl sont là pour en témoigner. Si la réhabilitation d’ÉVOHÉ a autant tardé, c’est parce que le groupe, durant ses années actives (de 1977 à 1981), n’a pas eu la chance de faire publier un disque, et donc encore moins de chance d’être « réédité ». Mais fort heureusement pour lui, en plus d’avoir pu se produire sur scène à la même affiche qu’UNIVERS ZÉRO, ART ZOYD, Albert MARCŒUR, UPSALLA et MAGMA, il a eu le temps d’effectuer des enregistrements de son répertoire musical, lesquels ont été discrètement conservés jusqu’à présent !
Il a fallu le développement des forums de fans sur Internet, des rencontres et des échanges entre passionnés qui n’avaient pas oublié pour que refassent surface des enregistrements de concerts d’ÉVOHÉ, de qualité certes moyenne, mais à la valeur artistique suffisante pour lever les oreilles de curieux qui ne connaissaient encore rien de ce groupe, et pour cause !
Des labels ont ainsi pris contact avec les membres du groupe encore vivants (Michel MATHERN ayant prématurément disparu en 1984), des bandes de meilleure qualité ont été retrouvées, que l’artisanal label Vapeur Mauve a tôt fait de publier en LP + CD en 2018, vite relayé par Music Research Library pour le marché américain. Puis, les anciens membres d’ÉVOHÉ ont retrouvé encore d’autres enregistrements et se sont rappelé avoir été contacté quelques années auparavant par le label Musea, qui s’était montré intéressé pour publier des archives du groupe. Le contact a donc été repris, le label était toujours intéressé, et c’est ainsi que qu’est apparu ce double CD, qui comprend les « œuvres complètes » d’ ÉVOHÉ, du moins celles dont il restait des traces.
Le premier CD reprend les deux compositions enregistrées en 1981 et qui devaient remplir chacune une face du LP qui aurait dû voir le jour à l’époque où le groupe était actif, et qui ne l’a finalement vu qu’en 2018 grâce à Vapeur Mauve. Du haut de ses seize minutes, Sharga expose derechef les caractéristiques de la musique d’ÉVOHÉ, ample et alambiquée, développant une écriture de préférence atonale, ou bien tonale libérée, privilégiant la quarte augmentée, et s’appuyant sur des rythmiques imparablement impaires. Il en découle une suite de thèmes savamment agencés et enchaînés, aux climats variés et contrastés cultivant l’étrangeté, la tension, la détente et une férocité éminemment sophistiquée, démontrant que les quatre musiciens d’ÉVOHÉ avaient les compétences techniques et une inspiration à la hauteur de leurs ambitions.
La composition couvrant la face B du LP, K’a, enfonce le clou, atteignant dix-huit minutes ! Et encore, il ne s’agit là que de sa version courte ! K’a (aucune ressemblance avec la pièce de même titre chez MAGMA même si, elle aussi, a été ressuscitée tardivement ; une forme de hasard objectif sans doute…) fut en effet la pierre angulaire du répertoire d’ÉVOHÉ et de ses performances scéniques. C’est même son noyau structurel, qui au départ était un très court thème de quatorze notes composé par Roger LAHANA, qui a été à l’origine du souhait du batteur de former ÉVOHÉ. Au fil du temps et en fonction des contributions des uns et des autres membres, K’a s’est métamorphosé en une pièce généreusement tortueuse, dont cette version courte ne constitue qu’une moitié, mais dont la substance nécessite plusieurs écoutes de la part de l’auditeur même le plus aguerri au genre pour être pleinement digérée.
Ce premier CD est complété par deux pièces qui n’avaient pas encore été publiées et qui tutoient toutes deux le quart d’heure, à savoir, Aïra (près de 14 minutes) et Seth (13 minutes), aussi captivantes et riches en rebondissements que les deux précédentes pièces.
Le second CD contient pour sa part la version longue de K’a, laquelle totalise 42 minutes, forte de ses quelque 60 thèmes et 200 changements de mesure, excusez du peu ! Et le tout est assemblé d’une manière assez cohérente, sans temps mort ni ventre mou, appelant une attention soutenue ! Quant à la qualité sonore de l’ensemble, elle est parfaitement honnête et acceptable, mais on se plaît à imaginer ce qu’elle aurait gagné en dynamique et en amplitude avec un mixage moins « brut de fonte », plus saillant et plus nuancé à la fois… Mais livrée telle quelle, cette musique fait l’effet d’un diamant rugueux animé d’une vibration bouillonnante, signe qu’elle relève d’une force vitale non « édulcorable ».
À l’écoute de ces compositions plantureuses, on se dit que si le LP avait été publié en 1981 comme initialement prévu, il aurait indubitablement juré avec les productions de l’époque, y compris dans le genre musiques nouvelles à tendance zeuhl, les autre formations évoluant dans cette mouvance ayant elles-mêmes opté pour une orientation musicale plus accessible, comme ESKATON, MUSIQUE NOISE, sans parler de MAGMA… Au mieux, ÉVOHÉ aurait certainement été perçu comme un aimable et anachronique extra-terrestre qui aurait eu quelque difficulté à faire entendre et à faire comprendre son propos, les consciences ayant alors perdu en temps de cerveau disponible…
Finalement, cette exhumation tardive peut sans doute permettre à ÉVOHÉ de se faire connaître dans un meilleur contexte et auprès d’oreilles plus averties, non parce que le recul encourage quelque indulgence, mais parce qu’il permet d’évaluer ce qui a failli être perdu. Tant qu’il restera des âmes vaillantes et éclairées, des groupes comme ÉVOHÉ pourront être exhumés des limbes, et c’est tant mieux.
Stéphane Fougère
Site : http://evohe.eu
Label : www.musearecords