Philippe CAUVIN – Voie nacrée
(Musea)
C’est typiquement l’histoire du revenant qui revient de loin, celui que l’on n’attendait pas ou plus, que l’on aurait oublié si son retour ne nous faisait pas dire : « Ah ! mais oui, bien sûr ! » Alors évidemment, il est difficile de ne pas présenter le guitariste bordelais Philippe CAUVIN comme l’un des secrets les mieux gardés de l’Hexagone, et tant pis si ça fait cliché. Quand on s’abstient depuis une trentaine d’années de toute actualité discographique, on est forcément un artiste occulte. Occultation, recouvrement, éclipse, invisibilité, obscurcissement, ombre, secret… tout l’œuvre de Philippe CAUVIN semble se nicher dans les interstices de ces niveaux de réalité, de ces façons d’être. Du reste, c’est lui qui, encore dans ce nouvel album, affirme cultiver La Passion des liens invisibles. Profession de foi ou poétique existentielle ? Sûrement un peu des deux, ou quelque chose d’autre…
Quoi de plus logique que de s’être éclipsé pendant trois décennies quand on a été une étoile filante ? Rappeler que Philippe CAUVIN fut, dans les années 1970, le guitariste électrique des groupes ABSINTHE et PAPOOSE, et surtout d’UPPSALA, entre la seconde moitié des 70’s et la première moitié des 80’s, ne servirait certes pas à cerner celui qui s’exprime aujourd’hui au sein de cette Voie nacrée. Car c’est bien entendu dans le sillage de ses productions solistes, développées au début des 80’s, qu’il faut inscrire ce nouvel opus.
En rééditant en CD il y a une dizaine d’années les albums Climage et Memento (augmentés d’extraits du premier album éponyme de Philippe – jamais distribué et pour ainsi dire inexistant – et de quelques inédits plus récents), Musea faisait redécouvrir un univers à part dans la vaste sphère des musiques dites progressives, un univers certes satellite, résolument réfractaire aux étiquetages et d’autant plus revêche qu’il était l’œuvre d’un artiste soliste, qui a pour tout viatique une guitare classique et une voix de haute-contre. Pas très rock n’roll, mais assurément « autre » et nimbé d’une magie non datable.
Combinant les apports d’un artiste aussi « ancien » que John DOWLAND et aussi contemporain que Leo BROUWER, Philippe CAUVIN s’est frayé un chemin buissonnier, bouleversant l’approche de la guitare acoustique en lui injectant quelques dissonances et « extra-terrestrisant » le tout de son chant d’une autre époque et d’une autre lune, s’exprimant dans un sabir issu des tréfonds de son imaginaire. Ce fut suffisant pour lui permettre de se produire en première partie de Larry CORYELL, Michel PORTAL, Baden POWELL, Egberto GISMONTI et John McLAUGHLIN, de travailler pour le cinéma, la danse, etc., de monter l’éphémère Philippe CAUVIN GROUPE, avant qu’une dystonie musculaire ne l’oblige, au crépuscule des années 1990, à raréfier ses performances et à se tourner vers l’enseignement, faisant porter le flambeau à son fils, Thibault CAUVIN, de fait initié très jeune à la guitare acoustique et devenu un concertiste internationalement renommé.
Cela n’a pas empêché CAUVIN Père d’effectuer sa propre renaissance, au moins discographique. Avec Voie nacrée, celui qui fut surnommé jadis le disciple des enchanteurs et naguère l’attracteur étrange est devenu le vieux sage indien, celui qui médite sur son rocher avec pour tout calumet son éternelle guitare acoustique, à l’écoute d’un horizon sans bornes dans lequel se reflète son propre territoire intérieur. Car tout « contemporain » qu’il est, Philippe CAUVIN n’a pas oublié de rester constamment connecté avec la matière émotionnelle. C’est elle qui irrigue son inspiration et qui rebondit sur sa haute maîtrise technique de l’instrument, en se gardant bien de se perdre dans la démonstration.
Reste à l’auditeur à se préparer à une écoute qui n’est pas du genre à s’exposer dans les vitrines de grands magasins. Ce ne sont pas les grands boulevards qui servent mieux cette musique, mais les recoins ombragés, tout juste illuminés par un rayon subreptice. Cette musique n’attire pas, au sens qu’elle ne racole pas. Il faut la remarquer, être prêt à aller vers elle, à l’aborder, à la questionner, sans même espérer avoir une réponse immédiate. La Voie nacrée de Philippe CAUVIN n’est pas de celle qui s’impose nécessairement comme une révélation immédiate et percutante. L’auditeur doit avoir lui aussi suivi sa voie, s’être débarrassé de toute forme d’occlusion qui lui voilerait ou embrumerait l’accès à la quête irisée de Philippe CAUVIN.
Le néophyte sera sans doute mieux avisé de commencer son exploration en reprenant depuis le début, avec Climage et Memento. Mais qu’il ne s’avise surtout pas d’attendre de leur auteur qu’il verse sur ce tardif opus dans une redite de ces albums. Le temps a passé, Philippe CAUVIN a mûri, et son art avec lui. Voie nacrée est plus que jamais l’histoire d’un être seul, encore plus isolé, ne sollicitant même plus le concours de quelques musiciens additionnels sur tel ou tel morceau. Il n’y a pas de renforts, pas d’effets, pas de « re-re », rien que huit pièces qui sont comme huit moments d’intimité entre l’homme et ses cordes.
Pour tout dire, même ses cordes vocales s’abstiennent de tirer ici la couverture à elles, elles s’estompent même progressivement, allant jusqu’à disparaître dans les dernières pièces. La guitare est le seul guide, creusant l’envers et l’endroit d’émotions fragiles et fugaces, opérant une mise à nu d’autant plus périlleuse, poussant les mélodies à exercer des détours sinueux ouverts à diverses dynamiques et autant de pulsations. La fluidité du jeu ne contourne pas l’accident, elle l’incorpore à son cheminement, se métamorphose à son contact. La Voie nacrée est volontiers parsemée de contorsions, de heurts, de frappes et de claquements, elle privilégie les craquelures hasardeuses aux cassures nettes, expose ses cicatrices et égrène les écorchures comme les caresses. Les fragilités ne doivent pas être refoulées. Leur protection est à ce prix.
Avec Voie nacrée, la musique se fait système immunitaire, ascèse aux palpitations lézardées, « rebirth » sans vernis, baume saillant. Ce disque est le journal de bord d’une renaissance bienvenue autant qu’un précis d’exemplarité artistique qui sait faire parler ses absences et ses silences.
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Label : www.musearecords.com
Stéphane Fougère