DOCTOR NERVE with the SIRIUS STRING QUARTET – Ereia

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DOCTOR NERVE with the SIRIUS STRING QUARTET – Ereia
(Cuneiform Records)

Dirigé par le guitariste fantasque Nick DIDKOVSKY, le groupe new-yorkais DOCTOR NERVE prend un plaisir aussi truculent que masochiste à pondre depuis 1983 des compositions aussi tortueuses que frénétiques, criblées de signatures rythmiques tarabiscotées, de complexité contrapuntique, de binarité perverse couplée à des mesures impaires et autres jongleries grammaticales avant-gardistes obsessionnelles. On ne s’étonnera donc pas qu’il compte parmi les figures de proue du label américain Cuneiform Records, grand pourvoyeur de musiques nouvelles et improbables.

Expérimentateur dans l’âme, Nick DIDKOVSKY a également créé un programme de composition automatique qui permet de générer des morceaux par ordinateur. On se souvient que DOCTOR NERVE avait ainsi sorti en 1991 un album, Beta 14 OK, constitué de 60 pistes musicales, dont 44 étaient de courtes plages que l’on pouvait programmer sur sa chaîne ou faire tourner en mode aléatoire… Le point culminant de cette écriture alambiquée et « assistée par ordinateur » a été atteint avec le fédérateur album de 1995, Skin. Puis, sur l’atypique live Every Screaming Ears de 1997, notre bon « docteur des nerfs » avait fait interpréter ses morceaux par d’autres formations. Il fallait ensuite aller plus loin dans l’annihilation des frontières stylistiques à grands coups de fureur sophistiquée, et le pas a été franchi avec ce huitième album, Ereia, dans lequel DOCTOR NERVE est renforcé par… un ensemble à cordes acoustiques, le SIRIUS STRING QUARTET.

Voilà un opus qui a failli devenir mythique puisque ça faisait bien quatre ou cinq ans auparavant qu’il avait été annoncé, sans que l’on n’entende venir quoi que ce soit. Nick DIDKOVSKY, avoue pourtant ne pas avoir chômé sur Ereia, tant cette œuvre atypique l’a poussé au bout de ses limites : « créative, musicale, technique, émotionnelle, interpersonnelle et physique » (sic). Wow ! Cela ressemble fort à une quête du Saint-Graal !

On peut du reste en faire remonter l’origine en 1993, année où DOCTOR NERVE s’est produit au Gruppen Festival avec le SOLDIER STRING QUARTET pour une série d’improvisations « dirigées », un peu à la manière de ce qu’avait fait John ZORN avec Cobra. L’idée a été poursuivie l’année suivante à la Knitting Factory, cette fois en compagnie du SIRIUS STRING QUARTET. Quelques subventions aidant, les deux formations se sont retrouvées en 1996 au Festival international des musiques actuelles de Victoriaville (FIMAV), au Canada, pour jouer ce qui est devenu sur ce CD le « Deuxième mouvement » d’Ereia, entièrement enregistré live donc, au contraire des deux autres mouvements qui, eux, ont été réalisés en studio. Autant dire qu’Ereia était patiemment attendu, surtout par ceux qui ont pu assister à la performance de Victoriaville, qui fut de nature à mettre l’eau à la bouche.

Trois mouvements composent donc Ereia, chacun étant assez différent des autres.

Le premier, par exemple, met exclusivement à l’honneur le SIRIUS STRING QUARTET, qui ouvre avec She look He Spit, un thème à consonance folklorique (irlandais ?) avec deux violons en contrepoint et une cadence menée par des claquements de mains. Le deuxième morceau, Ereia, in no Mood, est cependant plus aride puisque joué au violon solo, alors que le troisième, Tearing his Head, permet de retrouver le quartet au complet pour un thème dissonant plus enjoué. Le quatrième morceau, Flesh Comes out, tranche à nouveau avec le précédent ; le violoncelle instaurant un climat plus austère et les violons ayant un jeu plus compassé. Le stéréotype néo-classique a toutefois été évité.

Changement de ton dès l’entrée du deuxième mouvement (For Being Nice to the Wrong People) : DOCTOR NERVE débarque sous un orage free-rock dans lequel les cuivres imposent leurs déchirures. Le conflit ne tarde pas à s’amorcer avec le SIRIUS STRING QUARTET, qui tente une approche plus posée et cauteleuse, sous la surveillance de la batterie et de la basse « nerviennes », alors que la guitare de DIDKOVSKY émet de curieux troubles digestifs… Peu à peu, le SIRIUS STRING QUARTET et DOCTOR NERVE définissent un terrain d’entente et unissent leurs forces pour provoquer un déluge de stridences. Ce mouvement se distingue des deux autres en ce qu’il revêt la forme d’une improvisation contrôlée et dirigée.

Le troisième mouvement est quant à lui constitué de quatre pièces enchaînées. La première, Far away Scares him, entièrement générée par ordinateur, démarre en douceur puis monte en puissance en installant un climat oppressant. On retrouve progressivement un son plus proche de celui auquel DOCTOR NERVE nous avait habitués, mais dans lequel le SIRIUS STRING QUARTET trouve fort bien ses marques. Le palpitant morceau The Thorn Piercing His Coat est aussi celui qui fait le plus état d’une écriture « rock prog’ », avant-gardiste bien sûr. Nick DIDKOVSKY se fend par ailleurs d’un remarquable solo de guitare qui prend la relève des émoustillants couinements de violons. Étrangement, la pièce finale, At Last the Hand, Shifting, évolue sur un tempo plus lent et lourd, là on l’on attendait une explosion florissante.

On aura compris que, dans l’ensemble, Ereia risque de déconcerter tous les convertis à la frénésie avant-rock de DOCTOR NERVE, qui découvriront ici un opus plus en nuances et en contours tortueux. C’est comme si Nick DIDKOVSKY s’était servi du DOCTOR NERVE et du SIRIUS STRING QUARTET pour donner naissance à un « grand œuvre » susceptible de lui faire obtenir ses galons de compositeur contemporain, comme Fred FRITH avec The Previous Evening, par exemple. De ce côté-ci, le pari est gagné. Souhaitons que cela n’empêche pas notre cher docteur de continuer à « screamer » !

Stéphane Fougère

Site : www.doctornerve.org

Label : www.cuneiformrecords.com

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°7 – octobre 2000,
et remaniée en 2020)

 

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