CHEER-ACCIDENT – Putting off Death

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CHEER-ACCIDENT – Putting off Death
(Cuneiform Records / Orkhêstra)

Après plus de trente ans d’existence et après être passé par différents labels américains (Complacency, Pravda, Skin Graft, et Cuneiform depuis ces huit dernières années), CHEER-ACCIDENT reste encore un mystère, une énigme à tous les poseurs d’étiquettes, et un notoire inconnu à bon nombre de séides des musiques non conformistes. Vous les découvrez avec un disque, vous en écoutez un autre, et vous n’avez pas l’impression d’avoir affaire au même groupe. Vous tentez un troisième disque, vous vous arrachez la perruque !

Ce groupe de Chicago n’avait pas donné signe d’activité discographique depuis son album No Ifs, Ands or Dogs, sorti il y a quand même six ans. Mais quand on est un groupe boudé par – et résolument non formaté pour – l’industrie du divertissement, on n’a pas de hits à pourvoir, pas d’omniprésence radiophonique ou télévisuelle à assurer, pas de contrat à honorer en sortant n’importe quelle pochade, bref pas de compte à rendre.

Les multi-instrumentistes Thymme JONES et Jef LIBERSHER (piliers d’origine du groupe) sortent un disque quand ils décident qu’il est prêt à sortir. Celui-ci dépasse à peine les 38 minutes, et alors ? Il n’y a rien à jeter dedans. Vous préférez les albums remplis à ras bord et au kilomètre de morceaux ni faits ni à faire ? Si Putting off Death n’est pas plus long que ça, c’est qu’il n’avait pas à l’être, car tout ce qu’il a à dire tient en 38 minutes, point barre. Ça devrait de plus ravir les nostalgiques de la durée 33 tours. Du reste, Putting off Death est aussi sorti en LP, ça tombe bien !

N’attendez pas de CHEER-ACCIDENT qu’il se fonde dans un genre ; il est plutôt du style à baguenauder dans plusieurs voies, en fonction de ce qui lui commande sa sensibilité. Car CHER-ACCIDENT, si « avant-gardiste » et « éclaté » que soit son idiome rock, se préoccupe surtout de conférer à ses albums une dimension thématique et à ses compositions une consistance émotionnelle. Et il sollicite l’attention de son auditoire en le prenant par surprise, en brouillant les pistes et les codes, en bousculant ses certitudes et ses zones de confort.

Écoutez donc Language is, la pièce d’ouverture (et pièce-maîtresse) de Putting off Death : ça commence joliment et amoureusement en mode ballade mélancolique piano-voix durant laquelle Thymme JONES nous serine « Don’t Wait up, Don’t Waste Your Time » tandis que le temps s’écoule, la batterie entre paresseusement en jeu puis, au moment où on s’y attend le moins, le morceau casse, assailli par une rythmique frénétique syncopée réminiscente du Red de KING CRIMSON, avec une note de guitare coincée en mode repeat.

C’est ensuite les claviers qui installent une nappe brumeuse épaisse et menaçante qui enveloppe et noie l’auditeur comme un marécage. Des cuivres entonnent une marche ténébreuse, quand intervient un motif de piano répétitif très artzoydien, et que les cuivres reviennent asséner un autre motif plus tranchant, que soutient une batterie en mode très binaire, sauf que, au bout d’un moment, une impression de tangage rythmique se fait subrepticement sentir, ça ne tourne plus exactement rond, un effet de ralenti gangrène la marche… Puis c’est le crash, la déflagration noise-industrielle qu’on n’avait pas vu venir, et qui s’éteint sur un faisceau d’interférences. « Communication Breakdown. » Allo la Terre ? Où est l’orbite ? Où étions-nous ? Où a -t-on atterri ?

L’auditeur a à peine le temps de comprendre l’épopée à travers plusieurs univers qu’il vient de traverser en onze minutes qu’il est séduit par une mélodie « light » jouée par des claviers au ton pop lo-fi. C’est Immanence, qui vient faire oublier le cauchemar précédemment vécu avec la voix suave de Carmen ARMILLAS qui nous raconte comment « reporter la mort » (expression qui donne son titre au disque).

Putting Off Death joue constamment du coq-à-l’âne, et même les pièces les plus courtes renferment plein de surprises dans leurs savantes et ouvragées toiles instrumentales et vocales. Wishful Breathing poursuit dans une veine « bad trip », avec le chant neurasthénique de Thymme JONES et les textures de claviers et de guitares qui créent une ambiance chavirée, déstabilisante.

Le ton devient plus menaçant sur Falling World avec les effets fuzz de la basse de Dante KESTER, des notes de guitare aigres de LIBERSHER et un chant choral refluant et éméché. Le monde part en couilles, c’est pas gai, et ça fait froid dans le conduit auditif. Brillant !

More or Less apporte un peu de chaleur avec son thème au simili-marimba et ses cuivres en renfort. Mais le chant et la batterie de JONES ont décidément quelque chose de… bancal, de « pas réveillé », de claudicant sans en avoir l’air… Du reste, le morceau s’achève en plein solo de balais, là, comme ça.

Et le prog’ avant-gardiste, dans tout ça ? Mais on est en plein dedans depuis le début mon bon monsieur ! Certes de manière pas très orthodoxe, mais c’est bien ce qui rend CHEER-ACCIDENT si attachant, avec son art maîtrisé de jouer complexe tout en faisant accessible.

Et puis, si jamais vous en doutiez, alors Lifetime Guaranteed comblera vos attentes. Il commence par une chanson qui fait dialoguer Carmen ARMILLAS et Thymme JONES, avant qu’une séquence instrumentale planante ne vienne redistribuer les cartes, et ça repart dans une direction parfaitement imprévisible, avec des cuivres en extension cardinale, une batterie nerveuse et un solo de guitare acéré, et puis on passe encore à autre chose, avec bientôt une invasion incongrue de voix gnomiques entre BEACH BOYS et SAMLA MAMMAS MANNA, des motifs de claviers et de cuivres s’obstinent à tourner en boucle avant de s’arrêter net, laissant une guitare déblatérer en roue libre avec des vocaux fantomatiques.

Inutile à ce stade de chercher à savoir où on est rendus. De toute façon, Hymn annonce le générique de fin, avec son envoûtante mélodie soft aux claviers, et le chant toujours lancinant et prenant de JONES, un cor anglais qui en rajoute en mode tristesse sereine, puis une trompette, puis un « trou » bizarre au milieu, avant que la mélodie d’origine et le chant ne revienne nous enivrer dans une spirale sans fin que vient visiter une flûte de passage…

Putting off Death laissera sûrement certains auditeurs circonspects. C’est normal, puisque cet album pose des questions, et c’est à l’auditeur de répondre en fonction de son ressenti. Putting off Death n’est pas seulement un rêve éveillé ; c’est un rêve éveillant.

Stéphane Fougère

Site : www.cheer-accident.com

Label : www.cuneiformrecords.com

Distribution : www.orkhestra.fr

 

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